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LES CÉSARS.

vint-elle plus courageuse et meilleure ? Non, elle se donna tout aussi corrompue, tout aussi lâche, tout aussi délatrice, au fils indigne de Marc-Aurèle.

Il serait curieux de montrer par les détails comment, depuis les siècles les plus reculés, l’antiquité préparait ce résultat, et par quel degré passa cette chute progressive de l’homme. On verrait peut-être combien cette pente était naturelle, et l’on comprendrait que du beatus de Rome, de l’affranchi de César, couché sur son lit d’ivoire, ses esclaves à ses pieds, bien gorgé de ses murènes nourries d’hommes, regardant les gladiateurs dont le sang rejaillit sur sa table, — ou de la pauvre veuve chrétienne qui, au risque de sa vie, va dans l’ergastule du riche bander les plaies de l’enchaîné et laver les pieds des saints, — celui qui est le plus dans la nature est certainement le premier.

Je me permets de le dire, après avoir traversé avec labeur cette triste, mais importante histoire, nulle autre ne démontre plus pleinement, par sa seule évidence et en dehors du raisonnement philosophique, cette radicale faiblesse, et, si j’ose le dire, cette incivilisation naturelle du génie humain, quand une force du dehors ne le soutient pas. L’antiquité l’avait bien senti : à elle toutes ses admirations reculaient, tout son idéal était dans le passé ; la fable des quatre âges, fable universelle et primitive, exprimait bien cette persuasion de la décadence nécessaire des choses humaines. Homère et les poètes nous peignent sans cesse l’homme plus faible, sa taille plus petite qu’au siècle des héros. Ces périodes de grandeur et de chute, de virilité et de vieillesse, cette « envieuse loi du destin par laquelle toute chose, arrivée à son apogée, redescend bientôt et avec une tout autre vitesse jusqu’au degré le plus bas[1], » sont des images qui se retrouvent partout ; et à la fin de la république romaine, où tout ce qui avait soutenu le monde semblait s’abîmer, où le patriotisme et la foi manquaient à la même heure, il était bien permis de peu croire à la perfectibilité indéfinie de la race humaine.

Je trouve à cette époque deux pensées et deux sentimens divers : dans le petit nombre, rare et incertaine foi de quelques ames initiées, une mystique espérance à un avenir qui ne dépend en rien des forces humaines ; dans le grand nombre, un regret infructueux du passé, un fatalisme sans remède, une pensée toute désespérante et abandonnée. Le genre humain est le Prométhée d’Eschyle, le dieu-

  1. Sénèq., Controv., I, præf., 7.