Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/122

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
118
REVUE DES DEUX MONDES.

linge, atteint par la fièvre, mais complètement heureux, dit-il lui-même, grace à la nouveauté de tout ce qu’il voyait, Burnes arriva enfin à Boukhara. Vous vous attendez peut-être, peut-être s’attendait-il lui-même, à trouver là un port, un refuge. Sachez donc que Boukhara est une ville sainte ; on la nomme, dans l’Asie centrale, la citadelle de la religion et de la foi ; et on n’y laisse séjourner aucun infidèle, pas même les Persans, ou les mahométans qui sont comme eux schiites ou sectateurs d’Ali ; car les Boukhares appartiennent à la secte d’Omar et sont sunnites. Les Persans ne sont désignés dans toute cette partie de l’Orient que sous le nom de rafiz ou kizelbachi, c’est-à-dire hérétiques. Vous voyez qu’ils auraient grand’peine à frayer par leur crédit aux Russes la route des Indes par Hérat, Candahar, Ghazna et Caboul, et qu’il faudrait s’ouvrir le chemin sans compter sur eux.

À Boukhara, notre compatriote trouva cependant des Persans, et il y vit des Russes ; mais les uns et les autres, étaient esclaves. Oui, monsieur, esclaves ; telle est la manière, la seule manière dont les Russes et les Persans pénètrent dans le pays des Turcomans et des Boukhares, qui prennent même la peine d’aller les chercher. À Boukhara, sur le Reghistan, qui est une vaste place où se trouve le palais du roi, on aperçoit souvent assis près d’un esclave chinois, dont la queue est coupée et la tête coiffée d’un turban, quelque autre pauvre esclave, aux yeux bleus et à la barbe rouge. C’est un Russe, c’est un de ces conquérans, un de ces dominateurs de l’Asie centrale, que nous nous apprêtons à renvoyer chez eux, tant leur présence en Boukharie nous inquiète et nous effraie. Le marché aux esclaves se tient tous les samedis matin ; on y trouve des Russes, des Persans, des Chinois ; mais, grace à Dieu, pas d’Anglais, qui heureusement habitent trop loin pour être pris. Les Russes ont envoyé plusieurs fois des ambassadeurs en Boukharie, pour faire cesser le commerce d’esclaves ; mais ils n’ont pas été écoutés. Les envoyés russes n’ont même pas racheté les leurs, car la plupart d’entre eux s’étaient faits musulmans pour échapper aux mauvais traitemens qu’on inflige aux chrétiens. Et, d’ailleurs, disaient les Boukhares, les Russes achètent, sur notre frontière, des Kirghizkaïsaks, qui sont musulmans, et leur font abandonner leur foi. Ne sommes-nous pas fondés à en faire autant ? Burnes lui-même ne put séjourner à Boukhara qu’en rendant encore plus misérable son misérable accoutrement, en changeant son turban pour un chétif bonnet de peau de mouton le poil en dedans, en jetant son ceinturon pour le remplacer