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REVUE. — CHRONIQUE.

doute, au lieu où se passe le quatrième acte du Roi s’amuse ; mais ce n’est pas cependant un salon de très bon ton, et Charlotte fait bien de comparer sa joie à celle d’une jeune grisette. Il y a des vases de fleurs, des amphores, des tableaux, des instrumens de musique sur la scène ; mais, dans la prosaïque réalité des choses, ce n’est là qu’une auberge où de jeunes fous viennent, le soir, souper, danser, faire de la musique avec les actrices, les élèves du conservatoire, que le plus souvent ils ne connaissent pas. Goethe dit :

Amis, faisons des vers pour ces enchanteresses,
Si nous sommes leurs dieux, qu’elles soient nos prêtresses !
Cueillons leur frais sourire et leur brûlant regard,
Demandons-leur l’amour en échange de l’art.

Ceci, j’imagine, se passe le plus simplement du monde, dans l’innocence parfaite des mœurs allemandes. C’est un point de vue qu’il faut accepter.

Devenue libre, par la mort de son mari, Charlotte, la première maîtresse de Goethe, qui avait été forcée de faire passer les intérêts de sa famille avant son amour, Charlotte se déguise parmi les jeunes actrices qui viennent chaque soir à l’Eldorado se divertir avec des jeunes gens comme Goethe, Lavater et Schlegel. La récitation d’une scène de Faust, analogue à la circonstance, fournit à Goethe l’occasion de déclarer la passion violente que lui fait vite concevoir une ressemblance si exacte et si émouvante. Mais Charlotte, trouvant que ce nouvel amour vit exclusivement de souvenir et s’adresse trop au passé, s’enfuit, dit-elle, pour ne plus revenir. Cela donne à Goethe de grandes colères contre les femmes, colères qui s’exhalent en tirades de mauvais goût, parodie romantique des phrases de Gros-René, dans le Dépit Amoureux. Lavater et Schlegel, absens un instant, reviennent à propos : on soupe, et Goethe, dont l’humeur dure toujours contre toute une moitié du genre humain, s’engage d’honneur à épouser la première femme qu’on lui amènera, et il se trouve que Charlotte, qu’on croyait disparue, est très habilement introduite, avec un voile ingénieux sur le visage, voile qui prolonge l’action de quelques instans, et empêche Goethe de la reconnaître tout de suite, et de bénir le hasard et son bonheur. Pour ma part, je suis un peu ici de l’avis de Schlegel :

Le dénouement est digne du poème…

C’est tout-à-fait le contraire d’Hernani ; dans la pièce de M. Hugo, un inepte serment empêche le mariage, ici il l’amène.

Mais il est facile de voir que ce n’est là qu’un canevas théâtral, pour la pensée symbolique qui a présidé à l’œuvre, je veux dire l’apothéose du génie poétique et l’immolation de la critique. Goethe est le mythe du barde prédestiné et élu, qui explique la science, devine le ciel, comprend l’infini, etc. ; Schlegel est un homme de néant, un nain qui paraît un géant (comme cela est de rigueur pour la rime), un envieux, un eunuque, un critique enfin, c’est-à-dire, dans la pensée de Mme Colet, une espèce de garde-chiourme littéraire. Voilà, j’espère, une formidable tête de Gorgone présentée à ceux qui ne s’inclinent pas devant le dithyrambe du Musée de Versailles de Mme Louise