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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/213

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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

est nécessaire pour que cet espoir se réalise, car notre filature naissante a trop d’obstacles à vaincre, non seulement dans les embarras naturels de ses débuts, mais encore dans les conditions permanentes de notre régime économique, pour qu’il lui soit possible de soutenir la lutte à visage découvert. Mais du moins la protection, et une protection modérée, sera suffisante pour atteindre le but ; et comment croire que cette protection soit refusée, quand nulle autre n’a jamais été justifiée par des raisons si légitimes ?

Cependant les choses ne se rétabliront plus dans leur ancien état, et la révolution commencée suivra son cours. Le filage à la main, déjà si fortement ébranlé par l’importation anglaise, aura maintenant à compter avec nos propres manufactures, et sa condition n’en sera pas meilleure. Cette vieille industrie des campagnes ne se remettra point de ses pertes. Ces nourriciers du pauvre, le fuseau et la quenouille, seront chassés de la chaumière, dont ils étaient depuis tant de siècles les fidèles compagnons. C’en est fait de l’industrie du filage à la main ; quoi qu’on fasse, elle est condamnée à disparaître sans retour.

Est-ce un bien ? est-ce un mal ? Bien des considérations compliquent cette question délicate, et l’on comprend que des esprits sérieux hésitent à prononcer. Certes, on ne peut songer, sans une sorte de terreur, à l’immense lacune que cette disparition va laisser dans les travaux des champs. Nos fileurs à la main se comptent par millions ; ils sont laborieux, ils sont pauvres ; et qui pourrait voir sans une émotion profonde cette multitude privée tout à coup de son modeste gagne-pain ? D’anciennes habitudes, des habitudes invétérées, seront détruites. Plus de travaux intermittens dans les travaux champêtres ; plus d’occupations pour cette population invalide de femmes, de vieillards, d’infirmes, que la culture n’employait pas. Avec ces occupations disparaîtront aussi les restes des mœurs patriarcales. Adieu les réunions à la veillée, et tous ces rassemblemens paisibles qui faisaient le charme du foyer domestique. Nos populations rurales, si constantes dans leurs allures, auront à se faire une existence nouvelle ; et qui peut dire de quel trouble, de quels déchiremens une semblable révolution sera suivie ?

Une de ses conséquences inévitables sera le déclassement des masses. On a remarqué souvent, peut-être sans en définir la cause, qu’en Angleterre les deux tiers de la population peuplent les manufactures et les villes, tandis qu’en France 25,000,000 d’hommes sur 33,000,000 sont adonnés aux travaux des champs. Pourquoi cette différence ? Ce n’est pas seulement, comme on l’a dit, parce que l’agriculture est plus avancée en Angleterre qu’en France, et que les travaux s’y exécutent à moins de frais ; c’est encore, et bien plutôt, parce que les cultures diffèrent, et que les travaux n’y ont pas généralement le même objet. L’agriculture anglaise est moins variée que la nôtre : trois ou quatre branches, riches, mais peu complexes, en constituent le fond. C’est d’abord la culture des céréales, non-seulement du blé pour la nourriture des hommes, mais encore de plusieurs autres espèces de grains pour la nourriture de cette multitude incroyable d’animaux dont le pays est couvert, et pour la fabrica-