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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/222

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REVUE DES DEUX MONDES.

notre filature doit en grande partie son existence actuelle, et sur qui repose, nous pouvons le dire, le meilleur espoir de ses succès futurs.

C’est assurément une circonstance fort heureuse pour la France, qu’au moment où la filature mécanique essayait de s’y produire, il se soit rencontré un homme qui en connaissait d’avance tous les secrets pour les avoir étudiés sur les lieux. Que d’embarras de tous les genres, que d’erreurs et de faux pas cette heureuse rencontre ne nous a-t-elle point épargnés ? Où en serions-nous sans cela, et quelles épreuves n’aurions-nous pas encore à subir ? L’expérience l’a bien prouvé ; car, des trois mécaniciens qui ont entrepris, en concurrence avec M. Decoster, la construction des machines, pas un n’est encore parvenu à mettre la première broche en jeu, et d’autre part, des neuf établissemens qui ont essayé de se monter avec des métiers de construction anglaise, trois seulement, les plus anciens, sont en activité, tandis que les autres se débattent encore au milieu de difficultés sans cesse renaissantes, sous lesquelles il est à craindre que plusieurs ne succombent, avant même que les travaux n’aient commencé. Mais ce qui est plus heureux encore, c’est que cet avantage d’avoir étudié la filature en Angleterre soit échu à l’un de ces homme d’élite qui savent féconder tout ce qu’ils touchent.

Rien n’égale l’activité déployée par M. Decoster dans l’accomplissement de la tâche qu’il avait entreprise. On en jugera par le simple rapprochement de quelques faits. Après son retour en France, vers le commencement de 1836, il exécute seul, sans atelier, sans outils, sans ouvriers, n’ayant pour établissement qu’une chambre, et pour moteur qu’une simple manivelle, deux cent quatre-vingt-neuf broches, qu’il livre pour essai à l’établissement de M. Liénard, à Pont-Remy. Tel est son point de départ. Quelques capitalistes lui viennent alors en aide, et notamment M. Liénard lui-même, capitaliste aussi éclairé qu’industriel habile. Bientôt sa sphère s’agrandit. Dès le commencement de 1837, on le voit à la tête de deux ateliers ; l’un, au passage Laurette, de soixante pieds de long sur dix-huit de large ; l’autre, rue Notre-Dame-des-Champs, de cent vingt pieds de long sur vingt de large, et qui ont pour moteur un manège à deux chevaux, avec deux chevaux de rechange. Quatre-vingts ouvriers y travaillent sous ses ordres, tous recrutés en France, tous formés par ses mains, sans le secours d’un seul ouvrier ni d’un seul contremaître anglais. Avec leur aide, il commence à livrer des métiers à trois filatures. Bien des choses manquent encore dans ces ateliers trop étroits, et notamment plusieurs outils ; car la plupart de ces outils ne sont eux-mêmes rien moins que des machines complètes, qui occupent une assez large place, et ne s’établissent pas à peu de frais. On ne trouve pas même dans ces ateliers les modèles des machines, et l’on est encore réduit à travailler sur de simples dessins rapportés d’Angleterre[1]. Malgré cela, le travail marche, et les métiers

  1. Les modèles commandés par M. Decoster à la fin de 1836 n’arrivèrent à leur destination qu’à la fin de 1838.