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DE L’INDUSTRIE LINIÈRE.

l’ouvrier une certaine dextérité qui ne s’acquiert que par l’habitude : tel est le rattachage des bouts lorsque le fil se rompt sur le métier à filer. Quelques autres demanderaient aussi de la part du fabricant des connaissances assez précises et une certaine expérience ; telle est celle, par exemple, qui consiste à déterminer l’espèce de fil qu’il convient de produire avec telle ou telle qualité de lin. Mais, outre que ces difficultés sont peu nombreuses, elles ne sont pas de nature à arrêter ni même à entraver sérieusement la marche du travail. Elles ne sont d’ailleurs que passagères, et disparaîtront bientôt avec le reste, pourvu que l’on ne tombe point dans le travers, car c’en est un, et nous en demandons pardon aux manufacturiers habiles auxquels ce reproche s’adresse, pourvu, disons-nous, qu’on ne tombe point dans le travers d’appeler à soi des ouvriers ou des contre-maîtres anglais.

Il faut le dire, en ce moment le plus grand obstacle aux progrès de notre filature mécanique est dans les préjugés de ceux qui l’entreprennent. Son plus grand ennemi, c’est cette sorte de déférence servile, nous voudrions pouvoir employer un autre mot, que nos fabricans ont conservée vis-à-vis de la classique Angleterre. Pour avoir emprunté à l’Angleterre leurs premiers moyens, ils se croient obligés de lui emprunter encore, de lui emprunter toujours. La plupart, nous ne disons pas tous, se tiennent à l’égard des Anglais dans la position d’écoliers à maîtres, et ne semblent ambitionner d’autre genre de mérite que de répéter fidèlement leurs leçons ; ils ne se croient habiles qu’à les imiter et à les suivre ; ils n’osent encore agir et juger que par eux : disposition qui s’explique, quand on considère que notre entrée dans la carrière est toute récente ; disposition fâcheuse toutefois, et qui menacerait, en se prolongeant, de retenir notre industrie dans une éternelle enfance. Il faut que nos fabricans se persuadent qu’ils n’ont plus rien à demander à l’Angleterre, et qu’ils aient la hardiesse de s’affranchir de sa tutelle. Il est bon sans doute qu’ils l’observent encore de loin, afin de profiter de ses progrès, s’il lui arrive d’en faire ; mais, hors de là, il faut qu’ils apprennent à marcher seuls et à se servir à leur manière des découvertes déjà faites. Ils le peuvent, et ils le doivent : là est la garantie de l’avenir. Qu’ils cessent de demander à l’Angleterre leurs machines ; car la France les leur offre maintenant à des conditions meilleures, et ils ne feraient, en allant les chercher si loin, qu’acheter fort cher, à travers des lenteurs et des ennuis sans fin, le triste privilége de faire de mauvais choix. Qu’ils laissent à l’Angleterre ses ouvriers et ses contre-maîtres ; ils ne feraient, en les appelant chez eux, qu’y introduire le gaspillage et la routine : le gaspillage, car il règne toujours, sous une forme ou sous une autre, là où ce n’est pas l’œil du maître qui dirige ; la routine, car, outre que les ouvriers ainsi débauchés à leur pays ne sont pas toujours les meilleurs, une fois transplantés sur une terre étrangère, ils s’immobilisent, pour ainsi dire, dans les pratiques qu’ils ont observées chez eux ; ils ne s’en écartent plus, de peur de s’égarer ; bien mieux, ils s’y renferment volontairement et s’y obstinent, avec d’autant plus de raison qu’ils n’ont été choisis que comme les dépositaires de ces pratiques, et que leur autorité cesse dès qu’on les abandonne. De tels hommes