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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/473

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LE SCHAH-NAMEH.

Ainsi, la tradition épique expira en Perse sous le double fléau du bel esprit et de la vulgarité : ce sont les deux écueils entre lesquels marche toute poésie, et contre lesquels, à la longue, toute poésie vient se briser.

Enfin Firdousi a trouvé dans notre temps deux émules qui, je pense, ne seront pas bien dangereux pour sa gloire. L’un était le poète lauréat du dernier roi[1]. En 1821, il avait déjà composé, sur les exploits de son souverain, un poème de trois cent quarante mille vers ; c’est à peu près le double de celui que Firdousi a consacré à tous les héros de la Perse antique. Aussi trouvait-on à la cour qu’il était à peine inférieur à son modèle. Quelques-uns même le plaçaient bien au-dessus, sans doute à cause de l’intérêt du sujet.

L’autre rival de Firdousi, mort il y a peu d’années, a eu l’incroyable idée d’opposer au Schah-Nameh le George-Nameh, c’est-à-dire une histoire de la conquête des Indes par les Anglais, rédigée en l’honneur de George III. J’ai sous les yeux une préface écrite à Bombay en 1836, par le neveu de l’auteur, dans laquelle il expose modestement que son oncle a désiré lutter avec Firdousi, et que dans ce but il a choisi un sujet qui, selon lui, était aussi digne d’être célébré que les glorieuses actions des anciens monarques de l’Iran. Après cela, l’éditeur, qui s’appelle Rustem, fils de Kei-Kobad, invite les gentlemen d’Europe à souscrire, et pour les y engager donne une table des chapitres, qui serait merveilleusement placée à la fin de la collection d’un journal anglais dans l’Inde.

Telle a été de nos jours la dernière contrefaçon de cette poésie ; on ne peut la suivre plus loin de son origine. Jusqu’ici je n’ai guère envisagé le Schah-Nameh que dans son rapport avec la tradition qui l’a produit. Il reste à l’étudier en lui-même, dans les sentimens dont il contient l’expression, dans les mœurs dont il offre le tableau, dans son caractère poétique ; et d’abord il faut, d’après M. Mohl, faire connaître le poète, dont je n’ai pas encore parlé.


J.-J. Ampère.


(La seconde partie à un prochain no.)
  1. Fraser’s Narrative of a journey into Khorasan, pag. 157.