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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/475

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GOETHE.

une pompe inusitée. Quelle ampleur dans le discours ! quel appareil solennel dans l’ordonnance des rhythmes ! on entend le bruit du cothurne retentir sous le péristyle sacré. Ce n’est plus cette fois la vision que Faust évoque au premier acte, du sein du royaume des idées, la forme insaisissable qui passe bafouée et méconnue devant la cour de l’empereur, et ne doit qu’au sensualisme le plus grossier les singuliers complimens qu’elle recueille. Non, c’est la fille grecque, c’est Hélène de sang et de chair, j’allais dire de marbre, le fruit des amours du cygne et de Léda, l’amante incomparable de Pâris et d’Achille ; celle que Goethe a rêvée, qu’il désire de toute la puissance de son cerveau[1] ; celle enfin qui, plus que Melpomène, plus que toutes les Muses, représente la poésie anti-

  1. Hélène est une imagination des plus belles années de Goethe, une idée venue en même temps que Hermann et Dorothée, peut-être avant. Voici, du reste, ce qu’il en dit lui-même dans une lettre à Schiller, 12 septembre 1800 (Briefwechsel, Th. V, S. 306.) : « J’ai mené à bien, cette semaine, les situations dont je vous ai parlé, et mon Hélène est vraiment venue au jour. Maintenant le beau m’attire tellement vers le cercle de mon héroïne, que c’est une affliction pour moi d’avoir à la convertir en une sorte de conte bleu. Je sens bien un vif désir de fonder une sérieuse tragédie sur les matériaux que j’ai déjà ; mais je craindrais d’augmenter encore les obligations dont l’accomplissement pénible consume les joies de la vie. » Et vingt-six ans plus tard, dans une lettre à Zelter, 3 juin 1826 (Briefwechsel mit Zelter, Th. IV, S. 171) : « Je dois aussi te confier que j’ai repris, pour ce qui regarde le plan poétique et non les développemens, les travaux préliminaires d’une œuvre importante sur laquelle, depuis la mort de Schiller, je n’avais pas jeté les yeux, et qui, sans le coup de collier d’aujourd’hui, serait demeurée in limbo patrum. Le caractère de cette œuvre est d’empiéter sur les domaines de la nouvelle littérature, et cependant je défie qui que ce soit au monde d’en avoir la moindre idée. J’ai lieu de croire qu’il en résultera une grande confusion, car je la destine dans ma pensée à vider une querelle. » Il était difficile de toucher plus juste, et le poète parle ici avec cet admirable instinct critique qui ne le trompe jamais. En effet, je ne sais pas d’œuvre plus prônée et plus méconnue, plus exposée à la fois aux exagérations de la louange et du blâme, plus admirée des uns et des autres, et plus mise en question par tous. Tandis que les philosophes s’y complaisent, attirés par le souffle divin qui s’exhale de la perfection grecque, les romantiques s’en détournent avec horreur, et là où le pied du classique chancelle, le romantique se trouve sur son terrain. Le secret de cette inquiétude qui tourmente les deux partis me semble tout entier dans la fantaisie immense de Goethe, qui a voulu rassembler tous les élémens dans sa création. Fatalité attachée aux enfantemens du génie ! Ces grandes œuvres synthétiques, qui comprennent l’univers de la pensée et de l’action, sont créées plutôt pour l’humanité que pour l’homme. Dès leur naissance, la discussion s’en empare ; elles servent de champ de bataille aux opinions les plus contraires, qui s’y livrent un combat éternel d’autant plus indécis, que les chances sont plus également partagées. Ces œuvres éveillent plutôt l’enthousiasme de tous que l’amour et le culte de chacun ; beaucoup les défendent avec courage