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GOETHE.

sa manifestation plastique, Hélène. Ainsi seulement la poésie classique peut entrer en rapport avec la théorie moderne. Le beau côté de la chevalerie, — le chant et l’amour, la force de la jeunesse et de la nature, — sert de transition vers la grande forme et la puissance inflexible de l’antiquité. Ainsi le poète atteint son but, qui est ici de montrer l’art antique passant à l’art romantique, tout au rebours de la nuit de Walpürgis, où c’est le romantique qui passe à l’antique. De l’alliance de ce double élément avec la nature et la plastique naît la vraie poésie.

Cependant Hélène est entrée dans le palais de Ménélas ; le chœur chante une hymne à la gloire des dieux, qui ont protégé le retour de l’héroïne. Mais tout à coup la reine épouvantée sort du palais, et tombe dans les bras de ses compagnes. Ses traits si calmes sont émus, on dirait que la colère lutte sur son noble front avec l’étonnement.


Le Chœur. — Découvre, noble femme, à tes servantes qui t’assistent avec respect, ce qui est arrivé.

Hélène. — Ce que j’ai vu, vous le verrez vous-mêmes de vos propres yeux, à moins que l’antique nuit n’ait englouti aussitôt son œuvre dans le sein de ses profondeurs, d’où s’échappent les prodiges ; mais, pour que vous le sachiez, je vous le dis à haute voix : — Comme je traversais d’un pas solennel le vestibule austère de la maison royale, songeant à mes nouveaux devoirs, le silence de ces pieux déserts m’étonna. Ni le bruit sonore des gens qui vont et viennent ne frappa mon oreille, ni le travail empressé et vigilant mon regard ; aucune servante ne m’apparut, aucune ménagère, de celles qui jadis saluaient amicalement chaque étranger. Cependant, comme je m’approchais du foyer, j’aperçus, assise près d’un reste attiédi de cendre consumée sur le sol, je ne sais quelle grande femme, voilée, dans l’attitude de la pensée plutôt que du sommeil. Ma voix souveraine l’invite au travail, car je la prends d’abord pour une servante placée là par la prévoyance de mon époux ; mais, impassible, elle demeure enveloppée dans les plis de sa tunique. À la fin seulement, elle élève, sur ma menace, son bras droit, comme pour me chasser de l’âtre et de la salle. Irritée, je me détourne et monte les degrés qui conduisent à l’estrade où le thalamos s’élève, tout paré, près de la salle du trésor. La vision, elle aussi, se dresse, et, me fermant le chemin d’un air impérieux, se montre à moi dans sa grandeur décharnée, l’œil creux, terne et sanglant, comme un spectre bizarre qui trouble la vue et l’esprit… Mais je parle en vain, car la parole ne dispose pas de la forme en créatrice. Voyez vous-mêmes, elle ose se risquer à la lumière ! Ici nous régnons jusqu’à l’arrivée de notre maître et roi. Phébus, l’ami de la beauté, repousse bien loin dans les ténèbres les hideux fantômes de la nuit, ou les dompte.

(Phorkyas paraît sur le seuil.)