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GOETHE.
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Phorkyas. — Ce ne sont pas des brigands ; pourtant l’un d’eux est le chef qui les gouverne. Je n’en dis pas de mal, quoiqu’il m’ait déjà fait souffrir. Il pouvait tout prendre, et cependant se contenta de quelques légers présens, auxquels il ne donna pas le nom de tribut.

Hélène. — Comment est-il ?

Phorkyas. — Pas mal, selon moi du moins. C’est un homme vif, hardi, bien fait, un homme sage, et comme on en voit peu parmi les Grecs. On traite ce peuple de barbare ; mais je pense qu’on n’y trouverait pas un homme aussi cruel que plus d’un héros qui s’est conduit en anthropophage devant Ilion. Je compte sur sa grandeur d’ame, et me suis confiée à lui. Et son château ! voilà ce qu’il faut voir ! C’est autre chose que ces lourdes murailles que vos pères ont élevées tant bien que mal, en vrais cyclopes, roulant la pierre brute sur la pierre brute. Là tout est art et symétrie. Voyez-le du dehors ; il s’élance vers le ciel, si droit, si solidement construit, poli comme l’acier ! L’idée seule de grimper là donne le vertige. À l’intérieur, de vastes tours, entourées d’architecture de toute espèce, à tout usage. Là des colonnes, des colonnettes, des arceaux, des ogives, des balcons, des galeries d’où l’on voit à la fois au dedans et au dehors, — et des blasons.

Le Chœur. — Qu’est-ce donc des blasons ?

Phorkyas. — Ajax avait déjà des serpens enlacés sur son bouclier ; vous-mêmes l’avez vu. Les sept, devant Thèbes, portaient, chacun sur son écu, des figures riches en symboles. Là on voyait la lune et les étoiles sur le firmament nocturne, la déesse aussi, le héros, les échelles, et les glaives, et les flambeaux, et tout ce qui menace une bonne ville. Ainsi notre troupe de héros porte dans l’éclat des couleurs une image pareille, qu’elle tient de ses aïeux : là des lions, des aigles, des serres et des becs, puis des cornes de bœufs, des ailes, des roses, des queues de paon, et aussi des bandes, or et noir et argent, bleu et rouge. De semblables images pendent à la file dans les salles, des salles immenses, vastes comme le monde ! Là vous pouvez danser.

Le Chœur. — Dis, là aussi y a-t-il des danseurs !

Phorkyas. — Les plus charmans ! Troupe fraîche, aux boucles d’or, ils sentent la jeunesse. Pâris seul avait ce parfum de jeunesse, lorsqu’il vint trop près de la reine.

Hélène. — Tu sors de ton rôle ; dis-moi le dernier mot.

Phorkyas. — C’est à toi de le dire ; prononce solennellement un oui intelligible, et je fais en sorte que ce castel t’environne aussitôt.

Le Chœur. — Oh ! dis-la, cette brève parole, et sauve-toi et nous aussi.

Hélène. — Comment pourrais-je craindre que le roi Ménélas se montra assez cruel pour me faire souffrir ?

Phorkyas. — As-tu donc oublié comment il mutila ton Deïphobe, le frère de Pâris, tué dans le combat ; Deïphobe, qui te conquit, toi, veuve, après tant d’efforts, et t’épousa heureusement ? Il lui coupa le nez et les oreilles, et plus encore. C’était horrible à voir.

Hélène. — Il le traita de la sorte, et ce fut pour moi.