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tale et la sépare des autres, ou plutôt groupe les autres autour d’elle. Goethe est un écho, mais un écho intelligent autant que sonore, et qui réfléchit, avant de rendre le bruit qui l’a frappé, bien différent en cela de ces poètes toujours prêts à se laisser inspirer, qui passent incessamment de l’orthodoxie au doute, du doute à la religion de Spinoza, et, de trop faible vue pour distinguer d’en haut le mouvement d’un siècle, se contentent d’en exprimer les vagues rumeurs, cherchant l’unité de l’œuvre épique dans une variété où la pensée se dissémine, et qui n’aboutit qu’à des fragmens ; harpes éoliennes, sans cesse ballottées par tous les vents de la terre qui les font chanter !

Aussi, quel que soit le but mystérieux où tende l’humanité, que son avenir appartienne au christianisme, au règne absolu de l’esprit pur, à l’abjuration de toutes les joies de cette vie, ou (nous aimerions mieux le croire avec Novalis) à un panthéisme clairvoyant, illuminé çà et là par les divins rayons de l’Évangile, mais où l’esprit s’incarne quelque peu, où l’activité humaine marche enfin librement vers le ciel à travers le beau jardin de la terre ; quel que soit dans l’avenir le but de l’humanité, le poème de Faust restera non-seulement comme un livre sublime, où se rencontrent les plus nobles pensées que la poésie ait jamais prises au cœur humain, à la théologie, en un mot à la science de Dieu et des hommes, — mais encore comme l’expression d’une époque grande et féconde, qui, après avoir tout interrogé, tout tenté, j’allais dire tout accompli, après avoir promené son activité impatiente dans toutes les écoles et sur tous les champs de bataille, lasse de la discussion et de la guerre, lasse surtout des folles théories qu’elle a vues éclore et mourir sous ses pas, mais trop jeune, trop ardente, trop vivace pour se contenter du doute, se réfugie dans la nature intelligente et le pressentiment d’une plus haute destinée.

Maintenant, si j’ai tant insisté sur ce poème, c’est qu’à mon sens ce poème contient l’esprit de Goethe. D’ailleurs, si l’on me cherchait querelle à ce propos, les bonnes raisons ne me feraient pas faute, et je trouverais la première dans l’ignorance où l’on était encore en France de ce beau livre, auquel la traduction avait manqué jusqu’ici. En tout cas, j’espère trouver grace auprès du lecteur en faveur des fragmens que j’ai cités, diamans de prix, dont j’ai voulu dégager la transparence de l’épaisseur qui l’enveloppe, en attendant qu’un lapidaire plus habile en vienne polir au soleil les mille facettes radieuses.


Henri Blaze.
(La dernière partie à un prochain numéro.)