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LOPE DE VÉGA.

mariée ; mais son mari était en Amérique, et personne ne l’attendait plus : la nouvelle de sa mort était l’unique bien que l’on désirât de lui. Dans l’espoir de cette nouvelle, Dorothée vivait avec sa vieille mère et une plus vieille tante, qui ne lui ressemblaient en rien. C’étaient deux commères d’une morale très équivoque, triviales en toute chose, et qui, en attendant que Dorothée fût légalement veuve, voyaient volontiers les galans auprès d’elle, pourvu qu’ils fussent riches et libéraux.

Voici maintenant en quels termes Lope de Véga parle de Dorothée et décrit sa première entrevue avec elle. Il faut seulement considérer qu’en ce moment il était brouillé avec son amante, et avait déjà beaucoup souffert pour elle. « Le jour même du mariage de Marfise, dit-il, un de mes amis les plus intimes m’avait apporté un message de la part d’une dame de cette ville que je ne puis nommer sans me sentir aussitôt inondé d’une sueur de glace et de sang. Ce n’est pas que les noms lui manquent : elle se nomme lionne, tigresse, aspic, syrène, Circé, Médée, peine, gloire, ciel, enfer, et, pour finir par le nom qui renferme tous les autres, DOROTHÉE. L’ami qui m’invita de sa part m’annonça qu’elle m’avait déjà vu une fois avec lui, dans je ne sais quelle société, et que je lui avais plu. Était-ce par mon esprit ? était-ce par ma personne ? ou par tout cela à la fois ? Je l’ignore. Mais toujours est-il que c’est de cette haute faveur que je suis tombé dans des misères plus nombreuses que les étoiles.

« Je me rendis à son invitation le jour même où je l’avais reçue. Je me mis aussi galamment que possible, sans rien oublier de ce que commande la prétention de plaire, et j’arrivai ajusté, parfumé, sur mes gardes, et soignant avec scrupule tout mon maintien. Au premier regard que je jetai sur Dorothée, il me sembla que la nature avait dû distiller, mêler, confondre les fleurs, les perles et les rubis, pour en composer, dirai-je ce charme ou ce poison dont je me sentis à l’instant enivré. Pour ce qui est de l’extérieur, que dire de sa taille, de sa vivacité, de son élégance, du son de sa voix, de son chant, de sa danse ? J’ai perdu des milliers de vers à essayer de faire comprendre tout cela. Et notez qu’avec tant de graces elle était si affectionnée à tout genre de talent et de savoir, qu’elle me permit toujours de la quitter pour aller prendre des leçons.

« Quelle étoile propice aux amans dominait dans le ciel lors de notre première entrevue ? Je ne le sais pas. Mais à peine nous fûmes-nous parlé que chacun de nous se sentit tout entier à l’autre.

« Cependant, continue Lope, un grand seigneur étranger, profi-