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amours. Les chants et le chanteur furent bientôt reconnus par celle à laquelle ils s’adressaient, et il n’en fallait pas tant pour inspirer à Dorothée un vif désir de revoir Lope, de s’expliquer et de renouer avec lui. Peu de jours après, Lope, se promenant un matin au Prado, à une heure où la promenade était encore fort déserte, y aperçut deux femmes assises côte à côte et s’entretenant tout bas ensemble. De ces deux femmes, l’une avait la tête et le visage entièrement enveloppés et cachés dans sa mantille ; l’autre avait la figure découverte, mais Lope ne la connaissait pas. Toutefois, au moment où celle-ci le voit passer au plus près, elle l’appelle et engage avec lui une conversation, d’abord traînante et fort décousue, mais qui, habilement excitée par celle qui l’a provoquée, finit par devenir très vive et très intime. Lope est amené bientôt à faire aux deux inconnues un récit touchant de ses amours avec Marfise et Dorothée, récit auquel il met fin par une explosion de larmes et de sanglots. À cette explosion, celle des deux femmes qui n’a fait jusque-là qu’écouter sans parler, s’écrie d’une voix suffoquée par les pleurs : « Ô mon Lope ! mon bien, mon premier seigneur, devais-je naître pour te faire tant de mal ?… Ô mère tyrannique, femme cruelle ! c’est toi qui m’as contrainte à ce que j’ai fait, qui m’as trompée, qui m’as perdue. Mais tu ne triompheras pas jusqu’au bout ; je me tuerai ou deviendrai folle. » Là-dessus s’engagent des explications passionnées, qui finissent par une réconciliation.

Cette réconciliation si exaltée, si romanesque, ne fut pas de longue durée. Des divers incidens au milieu desquels elle s’usa rapidement, je ne citerai que ceux qui ont fourni à Lope l’occasion de peindre ses sentimens propres, et de nous dire naïvement de lui-même des choses que lui seul savait. Voici, par exemple, le compte qu’il rend de ses impressions, aussitôt après son raccommodement avec Dorothée. « Réconcilié avec Dorothée, dit-il, je ne la trouvais plus telle que je l’imaginais absente. Elle n’était plus si belle, si spirituelle, si gracieuse ; et de même que, pour nettoyer un objet, on le lave dans l’eau, ainsi fus-je lavé de mes désirs dans les larmes de Dorothée. Ce qui avait été pour moi une torture inexprimable, ç’avait été d’imaginer qu’elle aimait don Vela ; ce qui me faisait perdre le sens, c’était de supposer que leurs ames s’entendaient. Mais quand je m’assurai que Dorothée n’avait agi qu’à contre-cœur, qu’elle accusait sa mère, qu’elle en voulait à sa tante, quand enfin je sus que j’avais toujours été son unique amour, mon ame fut soudainement déchargée du poids énorme qui l’oppressait. À dater de ce moment, ce furent de tout autres choses que virent mes yeux, de tout autres