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poète tragique fut condamné par Tibère[1] pour une tirade véhémente adressée à Agamemnon dans une pièce qui avait été récitée devant Auguste et approuvée par ce prince. Le même Tibère fit un crime à Mamercus Æmilius Scaurus de sa tragédie d’Atrée, et le força de se donner la mort[2]. Domitien fit périr Curiatius Maternus[3], auteur d’une Médée, d’un Thyeste et d’un Caton qui ne paraissent pas même avoir été représentés. Néron, dont on connaît le génie déplorablement inventif, imagina quelque chose de plus vexatoire que la censure, qui n’exclut que les ouvrages ; il inventa l’exclusion des personnes. Jaloux de Lucain, il lui ferma le théâtre et le Capitole[4], avant de le contraindre à s’ouvrir les veines. La répression des genres secondaires ne fut pas moins atroce. Caligula, pour un vers équivoque, fit brûler dans l’amphithéâtre un pauvre atellanographe[5] ; Domitien, ayant cru voir une allusion à son divorce dans une pièce exodiaire intitulée Pâris et Œnone, punit Helvidius, le fils, du dernier supplice[6]. D’un autre côté, sous les empereurs indulgens, tels que Vespasien, Titus, Marc-Aurèle[7], on vit, comme chez nous sous Louis XII, les mimes et les bateleurs lancer impunément l’insulte jusque sur la pourpre impériale. De ces faits divers je conclus que la censure dramatique, introduite à Rome par Auguste, comme un des rouages de la monarchie tempérée qu’il voulait fonder, ne parut qu’un instrument sans force au despotisme brutal de la plupart de ses successeurs. En effet, à des législateurs de la trempe et de l’école de Tibère il fallait plus qu’un bouclier, il fallait un glaive. Dans un temps où l’on punissait de mort une parole indiscrète, un geste et quelquefois une pensée, les procédés méticuleux de la censure dramatique n’auraient été qu’une gêne ; sous de tels princes, le censeur ne pouvait être que le bourreau.


Charles Magnin
  1. Sueton., Tiber., cap. LXI. — Ce poète fut probablement précipité de la roche Tarpéienne, comme Ælius Saturnius, qui avait composé contre Tibère des vers satiriques. Dio., lib. LXII, cap. XXII.
  2. Dio., lib. LVIII, cap. XXIV.
  3. id., lib. LVII, lib. XII.
  4. id., lib. LXII, lib. XXIX.
  5. Sueton., Caligul., lib. XXIX.
  6. id., Domit., lib. X.
  7. Capitol., Marc. Anton., cap. VIII et XXIX.