Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/692

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
688
REVUE DES DEUX MONDES.

les épaules à plus d’un de nos douze maréchaux de France, comme les appelle le président actuel de la Société des Gens de Lettres dans une lettre récemment publiée[1] ; car un maréchal de France en littérature, c’est un de ces hommes, sachez-le bien, qui offrent à l’exploitation une certaine surface commerciale. Notre chétive et frugale théorie de propriété littéraire n’a qu’un avantage : tant qu’elle a régné dans les lettres, on n’y jetait pas un éclat de financier aux yeux des passans, on ne les attroupait pas non plus autour de ses misères.

Mais la Société des Gens de Lettres nous paraît recéler d’autres inconvéniens littéraires, si elle n’y prend garde. Dans de telles associations, la majorité décide ; et qu’est-ce que la majorité en littérature ? La société s’engage (c’est tout simple) à aider ses membres, à procurer le placement de leurs travaux, à aplanir aux jeunes gens qui en font partie l’entrée dans la carrière. Mais où sont les conditions littéraires et les garanties de l’admission ? Tout le monde peut se dire homme de lettres : c’est le titre de qui n’en a point. Les plus empressés à se donner pour tels ne sont pas les plus dignes. La société songera-t-elle au mérite réel dans l’admission ? peut-elle y songer ? où sera l’expertise ? Dans les compagnonnages des divers métiers, on ne reçoit que des ouvriers faits et sur preuves ; mais, en matière littéraire, qui décidera ? Voilà donc une société qui recevra tous ceux qui s’offriront pour gens de lettres, et qui les aidera, et qui les organisera en force compacte ; et dans toutes les questions, les moindres, les moins éclairés, les moins intéressés à ce qui touche vraiment les lettres, crieront le plus haut, soyez-en sûr. Les bons esprits que renferme l’association ont dû y réfléchir déjà, et par expérience. Que serait-ce qu’une société qui, comprenant la presque totalité des littérateurs du jour à tous les degrés de l’échelle, deviendrait pour eux une espèce d’assurance mutuelle contre la critique et pour la louange ? Je signale un écueil lointain, mais non pas toutefois sans qu’il y ait des signes, avant-coureurs. Ne voit-on pas des journaux, coalisés sur ce point, s’entendre à merveille, au milieu des injures qu’ils se lancent par d’autres endroits ? Le Siècle répétait l’autre jour la lettre du président de la société, et l’empruntait courtoisement à la Presse, en ajoutant, sans rire, que cette lettre soulevait de graves questions. Je crains que le spirituel Charivari n’ait aussi, cette fois, oublié de rire. Les journaux politiquement s’attaquent, s’injurient, se font

  1. Voir la Presse et le Siècle des 18 et 19 août.