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pide s’empare de moi aussi. Prométhée, Prométhée, est-ce toi, toi qui voulais affranchir l’homme des liens de la fatalité ? Est-ce toi qui, brisé par un dieu jaloux et dévoré par ta bile incurable, retombes épuisé sur ton rocher, sans avoir pu délivrer ni l’homme, ni toi, son seul ami, son père, son vrai dieu peut-être ? Les hommes t’ont donné mille noms symboliques : audace, désespoir, délire, rébellion, malédiction. Ceux-ci t’ont appelé Satan, ceux-là crime : moi, je t’appelle désir !

Moi, sibylle, sibylle désolée, moi, esprit des temps anciens, enfermé dans un cerveau rebelle à l’inspiration divine, lyre brisée, instrument muet dont les vivans d’aujourd’hui ne comprendraient plus les sons, mais au sein duquel murmure comprimée l’harmonie éternelle ! moi, prêtresse de la mort, qui sens bien avoir été déjà pythie, avoir déjà pleuré, déjà parlé, mais qui ne me souviens pas, qui ne sais pas, hélas ! ce qu’il faudrait dire pour guérir ; oui, oui, je me souviens des antres de la vérité et des délires de la révélation. Mais le mot de la destinée humaine, je l’ai oublié ; mais le talisman de la délivrance, je l’ai perdu. Et pourtant, j’ai vu beaucoup de choses ; et quand la souffrance me presse, quand l’indignation me dévore, quand je sens Prométhée s’agiter dans mon sein, et battre de ses grandes ailes la pierre où il est scellé, quand l’enfer gronde sous moi comme un volcan prêt à m’engloutir, quand les esprits de la mer viennent pleurer à mes pieds, et ceux de l’air frémir sur mon front… oh ! alors, en proie à un délire sans nom, à un désespoir sans bornes, j’appelle le maître et l’ami inconnu qui pourrait éclairer mon esprit et délier ma langue,… mais je flotte dans les ténèbres, et mes bras fatigués n’embrassent que des ombres trompeuses. Ô vérité, vérité ! pour te trouver, je suis descendue dans des abîmes dont la vue seule donnait le vertige de la peur aux hommes les plus braves. J’ai suivi Dante et Virgile dans les sept cercles du rêve magique ; j’ai suivi Curtius dans le gouffre qui s’est refermé sur lui ; j’ai suivi Régulus dans son hideux supplice, j’ai laissé partout ma chair et mon sang ; j’ai suivi Madeleine au pied de la croix, et mon front a été inondé du sang du Christ et des larmes de Marie. J’ai tout cherché, tout souffert, tout cru, tout accepté. Je me suis agenouillée devant tous les gibets, consumée sur tous les bûchers, prosternée devant tous les autels. J’ai demandé à l’amour ses joies, à la foi ses mystères, à la douleur ses mérites. Je me suis offerte à Dieu sous toutes les formes, j’ai sondé mon propre cœur avec férocité, je l’ai arraché de ma poitrine pour l’examiner, je l’ai déchiré en mille pièces, je l’ai traversé de mille