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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/327

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UN VOYAGE EN CHINE.

ferme pendant la nuit. C’est à une de ces portes que les étrangers ont le droit, dans des circonstances extraordinaires, de porter leurs pétitions. Dans la ville intérieure résident le vice-roi et les principales autorités ; on reconnaît leurs maisons à deux mâts très élevés couronnés d’une boule. Ce sont les marques de leur dignité. Il est expressément défendu aux étrangers de pénétrer dans la ville intérieure, et les plus grands dangers environneraient l’Européen qui aurait la témérité de braver cet ordre ; mais on peut circuler dans la ville extérieure, qui contient au moins cinq cent mille habitans. Les deux villes sont construites de la même manière ; les rues, pavées de grandes dalles, sont larges de six pieds à peine ; les principales sont garnies de chaque côté d’innombrables boutiques. Rien n’est plus pittoresque, ou, pour mieux dire, plus bizarre, que le premier aspect d’une rue chinoise. Chaque boutique est flanquée d’une affiche ou planche placée comme une coulisse de théâtre, et qui descend du toit jusqu’au pavé. Ces planches, bleues, rouges, jaunes, enfin de toutes les couleurs, sont couvertes de larges caractères chinois, ordinairement en cuivre ou en bois doré. Ces caractères font connaître le nom du marchand et les objets de son commerce. Quand on entre dans une rue, ces immenses affiches qui la rétrécissent de chaque côté donnent l’idée d’une ville de cartes ; puis l’attention se porte bientôt sur la population qui la remplit : c’est un mouvement, une foule, un bruit, un pêle-mêle d’individus dont les rues les plus fréquentées de Paris ne sauraient donner une idée. Ici c’est un porteur d’eau qui crie gare, mais que rien n’arrête ; là, un homme chargé d’un énorme fardeau qui tâche de s’ouvrir un chemin ; plus loin la foule se divise devant un palanquin porté par deux ou quatre serviteurs, qui avertissent par des cris les passans du danger qu’ils courent en restant sur leur route. Quand je me vis pour la première fois seul, avec un de mes amis, au milieu de cette cohue tumultueuse, je ne pus me défendre d’un certain sentiment d’inquiétude. Je reconnus que j’étais à la merci de cette population, et je me rappelai, malgré moi, les nombreux exemples que la veille même on m’avait cités des violences dont des Européens avaient été victimes. Néanmoins, pendant tout le temps que je passai à Canton, et que j’employai à parcourir la ville et ses environs, je ne reçus pas la moindre insulte, à moins de donner ce nom aux cris de quelques enfans qui, de loin en loin, nous suivaient en nous appelant fan-kouaio. Il était bien rare que ce cri fût proféré par un homme. J’ajouterai que je n’ai rencontré sur aucune physionomie la moindre expression de malveillance. On m’a assuré que le plus souvent, les Européens s’étaient attiré les insultes qu’ils avaient reçues en se formalisant de la surprise des Chinois et en répondant à leurs regards curieux par des regards menaçans, à leurs cris d’étonnement par des injures. Plusieurs étrangers étaient allés même jusqu’à frapper des Chinois, et il avait fallu presque toujours de semblables violences pour que la population se portât à des voies de fait. Quelques Européens reçurent de sévères leçons, qui n’ont pas été perdues, je crois, pour le reste des étrangers. Pour moi rien de fâcheux ne m’arriva. Je me promenai librement dans la partie de la ville ouverte à mes explorations ; je