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BONAVENTURE DESPERIERS.

La restitution de ce nom, faite par Gruget, ne me paraît qu’un hommage de courtisan ; mais je suis très loin de penser qu’il faut effacer le nom de Marguerite du titre de l’Heptaméron pour rendre à Desperiers ce délicieux ouvrage. L’Heptaméron appartient à la spirituelle et savante princesse sous les auspices de laquelle il fut écrit. Il lui appartient par droit de suzeraineté, comme les Cent Nouvelles appartiennent à Louis XI, qui n’en a pas composé une seule. Un souverain qui aime les lettres, qui appelle autour de lui ceux qui les cultivent, et qui jouit de leurs travaux en les couvrant d’une faveur intelligente, mérite bien ses droits d’auteur dans les chefs-d’œuvre de son siècle. Je comprendrais à merveille qu’une édition du plus parfait de tous les théâtres du monde fût mise au jour sous ce titre singulier : Œuvres de Molière et de Louis XIV, car cela serait juste et vrai. Cette grande et utile influence des rois sur la civilisation des sociétés par les lettres est d’ailleurs fort passée de mode, et il ne faut pas décourager ceux qui seraient tentés de la remettre en honneur.

Il ne me reste plus que quelques mots à dire. Pourquoi Desperiers n’est-il pas plus connu ? Pourquoi s’est-il passé trois siècles entre le jour de sa mort et le jour où paraît sa première biographie ? Pourquoi ce charmant écrivain n’a-t-il jamais eu l’avantage si vulgaire et si sottement prodigué d’une édition complète ? Les Italiens ont par douzaines des quinquecentistes illustres, et ils les réimpriment tous les mois. Nous en avons cinq qu’on ne lit plus ou qu’on ne lit guère, et il en est deux dont personne n’a jamais vu tous les ouvrages. Pour se former une collection bien entière des petits chefs-d’œuvre de Desperiers, il faut la patience d’un bouquiniste et la fortune d’un agent de change. Dieu me garde de désapprouver la promiscuité presque fastidieuse des éditions de ces vieux romanciers dont Villon débrouilla l’art confus, et qui surchargent aujourd’hui de leurs somptueuses réimpressions les brillantes tablettes de Crozet et de Techener ; mais pourquoi Desperiers, qui est un de nos excellens textes de langue, manque-t-il à toutes les bibliothèques ? Pourquoi en est-il de même de ces beaux livres français d’Henri Estienne, qui auraient déjà cessé d’exister, si ses presses, ses types et ses papiers n’avaient pas mieux valu que les nôtres ? Voilà des questions qui méritent d’être approfondies avec soin, et je les soumettrai hardiment à la librairie lettrée… quand elle nous sera revenue.


Ch. Nodier.