Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/436

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
432
REVUE DES DEUX MONDES.

manœuvré. S’ils n’ont pas réussi à entraîner l’Angleterre dans une grosse aventure, ils ne l’ont pas moins aidée à se fourvoyer et à jouer un rôle autre que celui que son intérêt bien entendu et l’intérêt européen lui prescrivaient. Désormais chacun agit pour son compte, et l’alliance anglo-française, qui aurait dû mettre un si grand et légitime poids dans la balance, n’a produit pour la question d’Orient aucun des effets qu’on avait le droit d’en attendre. L’Europe, qui devait aider l’Orient à se réorganiser sur des bases fermes et durables, n’a été pour lui qu’un embarras de plus et un obstacle ; elle n’a su ni le laisser faire ni agir pour lui. Après l’avoir enchaîné, elle s’est demandé ce qu’il y avait à faire, et au milieu de ses longues délibérations, de ses notes, de ses projets, de ses débats, elle paraît s’être endormie.

Cependant l’Égypte n’est pas la Belgique, et la Porte n’est pas la Hollande. Méhémet-Ali est vieux, et il est Turc. Il peut mourir demain, et nul ne peut dire quelles seraient les conséquences de sa mort. Il peut aussi s’impatienter, comme un vieillard qui se croit joué et ne veut pas perdre le fruit des travaux de toute sa vie, comme un bon musulman qui, fatalement appelé à régénérer l’empire des croyans, sait qu’il n’a rien à craindre des menaces des infidèles ; il peut aussi trouver un motif d’agir dans le peu d’accord qui se manifeste entre les puissances de l’Occident. La Turquie, de son côté, est trop faible, trop désorganisée, pour qu’elle puisse supporter les interminables longueurs de la diplomatie avec l’impassibilité hollandaise. Plus de flotte, plus d’armée, pour monarque un enfant, pour ministres des hommes divisés d’opinion, ayant foi l’un dans l’Angleterre, l’autre dans la Russie, l’autre dans la France, nul dans la Turquie, dans ses forces, dans son avenir, et, par-dessus tout cela, brillant en Égypte, et attirant sur lui tous les regards, un homme de génie, de leur croyance, heureux, puissant, qui a pour lui le vrai Dieu des fatalistes, le succès. L’état de marasme peut se prolonger. Constantinople le sait ; elle fut témoin de la longue et honteuse agonie de l’empire byzantin. Mais aussi un incident grave, une catastrophe même peut arriver d’un instant à l’autre. Qui en profiterait ? Serait-ce l’Angleterre ? Serait-ce la France ? Probablement ni l’une ni l’autre.

D’un autre côté, la Russie ne renonce pas légèrement à ses projets. Ce qu’elle a une fois tenté à Londres, elle le tentera encore, et Dieu sait ce qu’elle pourra promettre ou accorder le jour où il lui conviendra de sortir de son apparente inaction et de se donner à tout prix un puissant allié.

Quoi qu’il en soit, le ministère ne se flatte plus de pouvoir annoncer aux chambres la conclusion des affaires d’Espagne et d’Orient. Le temps marche plus vite que les affaires. L’adresse sera plus modeste et la discussion plus difficile. On n’évite jamais les embarras de tribune par une fin de non-recevoir tirée des négociations pendantes. Ce sont des écueils qu’il faut savoir tourner, et les pilotes habiles sont rares sur une mer si orageuse. Le ministère compte, et il a raison d’y compter, sur la rare sagacité d’esprit et sur la parole éloquente et adroite, vive et contenue de M. le ministre de l’instruction publique. Ce sera encore une bataille gagnée par la réserve.