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mon pauvre petit habit noir, je grelottais de froid. Le thermomètre marquait six degrés ; ce n’était pas sans doute un froid bien excessif, mais il suffisait pour glacer mon sang accoutumé aux chaleurs du climat de Manille. L’usage des cheminées est inconnu à Canton parmi les Chinois ; ce n’est que depuis quelques années que les étrangers les ont introduites dans les factoreries. Un simple réchaud avait été allumé dans la salle ; mais la fumée devint bientôt plus insupportable encore que le froid, et nous fûmes obligés de le faire éteindre. Peu à peu le sam-chou opéra son effet sur Kou-niung, et il en vint bientôt à se débarrasser de sa pelisse, que je m’empressai de mettre sur mes épaules. Cette action provoqua un rire de gaieté inextinguible parmi nos convives chinois. Kou-niung compléta mon costume, en me mettant sur la tête, sa toque, qu’il remplaça par mon chapeau. Je vous assure que sa grosse face réjouie et pleine de franche gaieté nous amusa infiniment. Nous ne nous en tînmes pas à un échange de vêtemens ; Kou-niung voulut absolument que nous changeassions aussi de nom, et jusqu’à la fin du dîner il ne répondit que quand on lui adressait la parole sous le mien.

Cependant nous étions gorgés de tous ces mets, que notre curiosité bien plus que notre appétit nous avait fait accueillir ; nous suppliâmes Sam-qua de faire apporter le riz, qui est comme le plat d’adieu d’un dîner chinois. Nous mîmes à nos boutonnières les fleurs qui décoraient les tables, et nous passâmes dans la galerie, où nous trouvâmes un nouveau service, composé de tous les gâteaux connus en Chine ; des vins d’Espagne, de Portugal et de Bordeaux remplaçaient le sam-chou ; les cigares s’allumèrent, et la gaieté de nos Chinois devint si communicative, que nous y prîmes part de tout notre cœur ; les chansons anglaises, chinoises et françaises, se succédèrent sans interruption pendant trois ou quatre heures, et je ne sais, en vérité qui, dans ce singulier concert, écorcha le mieux les oreilles de ses voisins. Je remarquai que nos Chinois étaient loin d’être accoutumés aux vins généreux de l’Europe ; ils en prirent par complaisance quelques verres qu’ils semblèrent avaler comme si c’eût été du poison, et qui produisirent sur eux en très peu de temps un effet merveilleux.

Il était près d’une heure du matin quand nous nous retirâmes, fatigués sans doute de nos excès de la soirée, mais enchantés de notre hôte et de ses amis, qui nous avaient fêtés avec tant de cordialité et de bon goût, même lorsque le sam-chou et le vin de Xérès eurent mis leur caractère entièrement à nu.


Le bateau qui devait me reconduire à Macao m’attendait. La marée commençait à descendre ; aussitôt que je fus arrivé à bord, on leva l’ancre. J’étais venu par la rivière ou canal extérieur, je voulus retourner à Macao par la voie intérieure. Pour cela, j’avais demandé, quatre ou cinq jours à l’avance, un chop ou permission, qui, en y comprenant les frais du bateau, me coûta environ 2,50 francs. De cette somme, le maître du bateau ne reçoit qu’environ un tiers ; le reste va dans les coffres et du mandarin qui accorde le chop, et de ceux qui sont stationnés tout le long de la rivière pour faire la visite à bord. Il en est de même de tout ce que les Chinois font pour les étrangers qu’ils ne