Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/527

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
523
CHRISTEL.

toujours inépuisés dans les cœurs et tu les varies. Chaque génération de jeunesse recommence comme dans Eden, et t’invente avec le charme et la puissance des premiers dons. Tout se perpétue, tout se ranime chaque printemps, et rien ne se ressemble, et chaque coup de tes miracles est toujours nouveau. Le plus incompréhensible et le plus magique des amours est encore celui que l’on voit et, s’il est possible, celui que l’on sent. Ne dites pas qu’il ne naît qu’une seule fois pour un même objet dans un même cœur ; car j’en sais qui se renflamment comme de leur cendre et qui ont eu deux saisons. Ne dites pas qu’il naît ou ne naît pas tout d’abord décidément d’un seul regard, et que l’amitié une fois liée s’y oppose ; car un poète qui savait aussi la tendresse, a dit :

Ah ! qu’il est bien peu vrai que ce qu’on doit aimer,
Aussitôt qu’on le voit, prend droit de nous charmer,
Et qu’un premier coup d’œil allume en nous les flammes
Où le Ciel, en naissant, a destiné les ames[1] !

Dante, Pétrarque, ces mélodieux amans, ont pu noter l’an, et le mois, et l’heure, où le dieu leur vint ; ils ont eu l’étincelle rapide, sacrée, le coup de tonnerre lumineux. Un autre aussi sincère, après deux années de lenteur, a pu dire :

Tout me vint de l’aveugle habitude et du temps.
Au lieu d’un dard au cœur comme les combattans,
J’eus le venin caché que le miel insinue,
Les tortueux délais d’une plaie inconnue,
La langueur irritante où se bercent les sens ;
Tourmens moins glorieux, moins beaux, moins innocens,
Mais plus réels au fond pour la moelle qui crie,
Qu’une resplendissante et prompte idolatrie !

Chacun à son tour se croit le mieux aimant et le plus frappé. La jeunesse va penser que ces chers orages ne sont complets que pour elle ; attendez ! l’âge mûr en son retard, s’il les rencontre, les accusera plus violens et plus amassés. Ainsi chacun aime d’un amour souverain et parfait, s’il aime vraiment. Mais de tous ces amours, le plus parfait pourtant et le plus simple, à les bien comparer, sera toujours celui qui est né le plus sans cause.

  1. Molière, Princesse d’Élide, acte I, scène I.