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VOYAGE DANTESQUE.

de sa gloire, du haut de son char céleste, elle lui adressait de si sévères reproches[1]. Il avait raison de se tenir devant elle confus et la tête baissée.

Ce sont ces erreurs de Dante qui ont fait dire un peu crûment à Boccace : In questo mirifico poeta trovò amplissimo luogo la lussuria.

Du reste, je ne sais si ma partialité pour mon poète de prédilection me faisait lui chercher une excuse, mais il est certain que j’étais, à tout moment, frappé de la beauté des jeunes Lucquoises que je rencontrais dans les rues, ou que j’apercevais souriantes à leur fenêtre ; mes compagnons de voyage faisaient la même remarque. Nous entrâmes dans l’église de San-Romano, pour y admirer l’un des plus beaux tableaux de Fra Bartholomeo. La ravissante Madeleine de cette peinture ressemblait, trait pour trait, à une jeune femme que nous venions de voir dans un magasin de fromage. Il fut conclu que, si Dante devait se permettre une infidélité au souvenir adoré, il ne pouvait pas mieux le placer que dans la patrie de Gentucca.

Ce que l’on a peine à concevoir, c’est que cette ville, à laquelle le rattachait un tendre intérêt, ne lui ait inspiré que des railleries amères et des insultes ; il place parmi les adulateurs un Lucquois de la famille des Interminelli[2]. Ceux qui se souviennent du tourment infligé par Dante aux flatteurs, me dispenseront de le rappeler, et conviendront qu’il ne pouvait choisir un supplice plus rebutant ; peut-être y avait-il, dans ce choix d’un Interminelli, quelque motif d’inimitié personnelle, car à cette famille appartenait Castracani, le vainqueur d’Uguccione della Faggiola, ami et protecteur du poète. C’est contre Lucques qu’il a détaché ce trait ironique : « Tout le monde y est fripon, excepté Bonturo. » Or, Bonturo passait pour un fripon achevé. Dante semble avoir voulu montrer en passant que, s’il savait buriner une satire terrible, il saurait au besoin aiguiser un vers d’épigramme. Il place aussi force Lucquois parmi ceux qui ont séduit des femmes pour le compte d’autrui. Y aurait-il là un peu de rancune contre quelque traître qui aurait détourné de lui vers un autre les affections de la belle Gentucca ?

Le poète, qui fait toujours allusion à ce qui est local dans chaque pays, n’a eu garde d’oublier à Lucques sainte Zita[3], la patronne de la ville, et le Santo-Volto, sa principale relique.

  1. Voyez Purgat., c. XX et XXI.
  2. Inf., c. XVIII, 122.
  3. Ibid., c. XXI, 338.