Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/624

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
620
REVUE DES DEUX MONDES.

ta proie ; — je fus et je serai encore mon propre bourreau. Retirez-vous, démons impuissans ! La main de la mort est étendue sur moi, — mais non la vôtre !
(Les démons disparaissent.)

L’Abbé. — Hélas ! comme tu es pâle !… tes lèvres sont décolorées, ta poitrine se soulève,… et, dans ton gosier, ta voix ne forme plus que des sons rauques et étouffés… Adresse au ciel tes prières… prie,… ne fût-ce que par la pensée ; mais ne meurs point ainsi.

Manfred. — Tout est fini, mes yeux ne te voient plus qu’à travers un nuage ; tous les objets semblent nager autour de moi, et la terre osciller sous mes pas : adieu !… donne-moi ta main.

L’Abbé. — Froide !… froide ! et le cœur aussi… Une seule prière !… Hélas ! comment te trouves-tu ?

Manfred. — Vieillard ! il n’est pas si difficile de mourir. (Manfred expire.)

L’Abbé. — Il est parti !… son ame a pris congé de la terre, pour aller où ? je tremble d’y penser ; mais il est parti.


Je ne pense pas que le fantastique ait jamais été et puisse jamais être traité avec cette supériorité. Jamais, avec des moyens aussi simples, on n’a produit un effet plus dramatique. Cette lente apparition de l’Esprit, que le vieux prêtre n’aperçoit pas d’abord, et qu’il contemple avec douleur, mais sans effroi, à mesure qu’elle se dessine entre Manfred et lui, est d’une gravité lugubre. Je crois qu’il n’y avait rien de si difficile au monde que d’évoquer le démon sérieusement. Goethe, après avoir rendu Méphistophélès étincelant d’esprit et d’ironie, avait été obligé, pour le rendre terrible à l’imagination, de faire jouer tous les ressorts de son invention féconde en tableaux hideux, en cauchemars épouvantables. Après lui, rien dans ce genre n’était plus possible, et marcher sur ses traces n’eût produit qu’une parodie. Byron n’a pas couru ce danger ; son génie sombre et majestueux méprisait les petits moyens que le génie à mille facettes de Goethe savait rendre si puissans ; Byron n’a vu dans le diable que la personnification du désespoir qu’il portait en lui-même, et pourtant, dans l’apparition de cette divinité infernale, il a été aussi grand artiste que Goethe. Il a même fait preuve d’un goût plus pur, en ne donnant à aucune de ses figures fantastiques les formes effrayantes qui sont du domaine de la peinture. Il ne les a rendues telles que par l’idée qu’elles représentent, et cependant ce ne sont pas de froides allégories, du moins on ne les accueille pas comme telles. Elles glacent l’imagination tout aussi bien que ces sorciers qui sèment et consacrent autour des gibets, lorsque Faust, à cheval, traverse avec Méphistophélès la nuit mystérieuse. Elles font d’autant plus d’impression qu’on est moins en garde contre elles. C’est un coup de