L’abbé Lwowicz. — Frère, ce prisonnier peut vivre encore. Dieu seul le sait… Peut-être nous le dérobera-t-il un jour. Je prierai… Joignez vos prières aux miennes pour le repos des martyrs : savons-nous le sort qui nous attend tous demain ?
Frejend. — Quel affreux récit ! il m’a arraché la dernière de mes larmes… Je sens que ma raison s’égare… Félix, console-nous un peu… Ô toi ! si l’envie t’en prenait, ne ferais-tu pas rire le diable dans les enfers ?
Plusieurs Prisonniers. — Oui, Félix, une chanson ?… Versez-lui du thé, du vin.
Félix. — Vous le voulez tous : il faut que je sois gai quand mon cœur se brise. Eh bien ! je serai gai, écoutez ma chanson.
Peu m’importe la peine qui m’attend, les mines, la Sibérie ou les fers ! toujours, en fidèle sujet, je travaillerai pour le czar.
Si je bats le métal avec le marteau, je me dirai : Cette mine grisâtre, ce fer, servira un jour à forger une hache pour le czar !
Si l’on m’envoie peupler les steppes, je prendrai en mariage une jeune Tartare : peut-être de mon sang naîtra-t-il un Pahlen pour le czar.
Si je vais dans les colonies, je cultiverai un jardin, je creuserai des sillons, et chaque année je ne sèmerai que du lin et du chanvre.
Avec le chanvre on fera du fil, un fil grisâtre qu’on enveloppera d’argent : peut-être aura-t-il l’honneur de servir un jour d’écharpe au czar.
Naîtra-t-il un Pahlen pour le czar ?
Suzin. — Mais, voyez : Konrad est immobile, absorbé, comme s’il se remémorait ses péchés pour la confession. — Félix ! il n’a rien entendu de la chanson. — Konrad !… Voyez… son visage pâlit… il se colore de nouveau… Est-il malade ?