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Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/652

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REVUE DES DEUX MONDES.

revoir parmi eux Ole, qui m’avait étonné par son langage biblique. On me dit que, depuis notre départ, son beau-frère et sa sœur étant tombés dans la misère, il avait été obligé de leur donner asile, et pour leur porter un secours efficace, il était allé à l’est du Finmark, dans l’espoir de faire une meilleure pêche. Ces séances de Lapons se terminaient ordinairement par une série de scènes grotesques dont nous étions involontairement les premiers mobiles. Les malheureux, excités par le verre d’eau-de-vie qui seul pouvait les décider à poser devant le peintre, ou à mettre leur tête dans le cercle en cuivre du céphalomètre, puis enrichis tout à coup par la pièce de monnaie norvégienne que nous leur donnions comme une récompense de leur docilité, descendaient immédiatement chez l’aubergiste, buvaient autant d’eau-de-vie qu’ils pouvaient en avoir pour leur argent, puis autant qu’on voulait bien leur en donner à crédit, et alors c’étaient des chants, des cris à faire fuir les oiseaux de la grève, et des danses, des contorsions à étonner un Callot ou un Téniers. Plus le crédit avait eu d’extension, plus l’ivresse était longue et bruyante ; car une fois que le Lapon a pu tremper ses lèvres à la boisson enchantée qui le console de ses misères, nulle prévoyance fâcheuse ne l’arrête, le lendemain n’existe plus pour lui : il est si heureux d’oublier, et il oublie si bien ! Le soir, en retournant à notre demeure, nous trouvions encore ces pauvres gens, assis deux à deux par terre, s’embrassant avec tendresse et partageant avec une sorte de fraternité un dernier reste de bouteille ; en songeant alors à combien de courses pénibles et de privations ils devaient se résoudre pour acquitter cet entraînement d’une heure, nous nous demandions s’il fallait nous reprocher de les y avoir nous-mêmes poussés, ou nous applaudir de les avoir arrachés un instant à leur souffrance habituelle.

Le 17 juillet, nous mîmes à la voile avec un vent du sud qui semblait devoir nous conduire rapidement au Spitzberg. La Recherche filait huit nœuds grand largue. Le canot du pilote, amarré au couronnement, dansait sur la mer comme une coquille. Une lame le jeta sur le flanc, une autre lame le fit chavirer ; en trois coups de vague, il était entr’ouvert et mis en pièces. Debout sur les bastingages, le pilote suivait d’un œil désolé toutes ces catastrophes, et nous conjurait de retourner à Hammerfest, afin de sauver les dernières planches de sa malheureuse barque. Mais on la suspendit à une poulie, on la hissa à bord ; le charpentier y mit une nouvelle étrave, le forgeron de nouveaux clous, et le pauvre Norvégien, qui avait cru voir s’abîmer à jamais dans les flots son bien le plus précieux, son patrimoine, son bateau de pilote, s’en alla tout joyeux avec sa chère barque.

Le 18, nous étions arrivés à peu près à la latitude de Beeren-Eiland. La température sous-marine avait subitement baissé de trois degrés, ce qui nous faisait croire au voisinage des glaces. Le ciel était brumeux, la mer sombre, le vent froid. Nous regrettions déjà l’atmosphère de Hammerfest, voire même celle du cap Nord. Nous étions alors au 74e degré 30 minutes de latitude. Le 29, nous espérions arriver à Beeren-Eiland, dont l’approche ne nous était pas,