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Quand j’arrivai à Berlin en 1830, je ne connaissais pas M. Gans ; j’avais pour lui, non pas une lettre de recommandation, mais une de ces petites cartes de visite qui contiennent le nom du recommandant avec quelques mots sur le recommandé, et qui sont un des usages de l’Allemagne. Je n’ai pas grande confiance aux lettres de recommandation, qui ne sont souvent qu’un moyen d’accréditer un ennuyeux de Saint-Pétersbourg auprès d’un ennuyeux de Paris, et je laissai passer quelques jours sans remettre ma petite carte à M. Gans. Enfin je m’y décidai ; mais je ne le trouvai point. Il vint chez moi, j’étais sorti ; et comme j’avais déjà rencontré quelques ames charitables qui m’avaient dit beaucoup de mal de lui, je ne m’empressai pas de le chercher, si bien que nous ne nous serions peut-être jamais vus, quand je le rencontrai chez quelqu’un où j’étais en visite. Nous nous accostâmes, nous sortîmes ensemble, nous nous mîmes à causer, et depuis ce moment je vis Gans tous les jours.

Figurez-vous, en effet, pour un Français et un Français de Paris, qui allait à Berlin pour s’instruire, mais à qui le goût et le zèle de la science n’ôtaient pas toujours le regret du pays, figurez-vous quel plaisir de rencontrer un Allemand qui aime la France avec passion, qui la connaît, qui sait causer, qui aime à causer, et qui, dans ses conversations spirituelles, éloquentes, variées, mêle l’érudition allemande à la vivacité française ; qui a tout lu, non pas comme ses compatriotes, pour écrire de tout, mais pour causer de tout ! Tel était Gans. Dans nos longues causeries, sous les tilleuls, à Thiergarten, dans le petit jardin de mon Bijou, à Stralau, partout enfin où nous allions, Gans m’initiait à la connaissance de l’Allemagne, et m’y initiait par la méthode française, c’est-à-dire par la conversation. En France, nous méditons peu, mais nous causons beaucoup, et la conversation excite autant l’esprit que le ferait la méditation. La causerie, quand elle est bonne, et entre gens qui se valent, a même cet avantage sur la méditation qu’elle est plus exigeante et oblige l’esprit à plus d’efforts ; car la méditation se contente de l’ébauche et souvent même de l’ombre de la pensée, tandis que la conversation exige de la pensée qu’elle arrive à s’exprimer clairement. Dans la méditation, une idée qui fermente paraît une pensée. Cette fermentation du cerveau n’est pas assez pour la conversation ; il lui faut une forme précise et nette : avec elle, les à peu près, les clair-obscurs, les brouillards sont impossibles, et c’est un grand bien. J’ajoute que la causerie n’a pas seulement le mérite d’éclaircir la pensée ; elle la contrôle et la redresse. Le penseur de cabinet est