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comme le croyait Gans, un siècle où toutes les grandes émotions et tous les grands sentimens s’effacent par conséquent peu à peu ; car le propre des grands sentimens étant d’établir une inégalité par l’élévation même, une différence par la distinction, ils empêchent l’unité, qui, pour exister, a besoin surtout d’égalité. Avec les grands sentimens, les hommes sont des héros et les peuples sont des nations originales et indépendantes. Les grands sentimens ne vont donc pas aux siècles d’unité. Supposez un siècle qui marche vers la communion de tous les peuples civilisés ; n’est-il pas vrai que dans ce siècle la société européenne, surtout dans les rangs élevés, sera douce, polie, voluptueuse, modérée, plutôt qu’énergique, ardente, enthousiaste, passionnée, et que dans les arts elle aimera mieux ce qui amuse et ce qui plaît que ce qui émeut et ce qui élève ? N’est-il pas vrai que la quiétude et le sybaritisme de l’esprit et de l’ame seront son caractère dominant, et que parût-elle même quelquefois, par caprice, demander aux arts et à la littérature des émotions violentes et désordonnées, sa vie cependant et ses actions démentiront ses fantaisies d’imagination, et qu’elle reviendra toujours au mol et au doux par penchant de nature et d’habitude ? Voilà ce que voulait dire Gans.

J’ai parlé de l’ouvrage de Gans intitulé Coup-d’œil rétrospectif sur les personnes et sur les circonstances. C’est dans cet ouvrage qu’il raconte ses trois voyages à Paris, en 1825, en 1830, en 1835, et qu’il compare ces trois époques diverses de notre histoire contemporaine. De ces trois époques, 1835 est la plus maltraitée. En 1835, en effet, je l’avoue, il n’y avait rien qui pût saisir l’imagination, rien qui s’adressât à l’imagination du poète ou du philosophe, et surtout d’un philosophe aussi ardent à systématiser ses idées que le poète à les peindre. En 1825, il avait vu les luttes de l’esprit libéral contre la restauration, et nos espérances de victoire ; il avait vu aussi la réforme littéraire tentée par les romantiques. Tout cela, qui était d’autant plus beau que c’était dans l’avenir, avait séduit et enthousiasmé Gans. En 1830, il avait assisté au triomphe. En 1835, il assistait au lendemain du triomphe qui est toujours triste. Plus d’enthousiasme, plus d’illusions ; l’épreuve avait été faite en politique et en littérature, et, comme toutes les épreuves, elle avait donné moins qu’on n’espérait. On ne croyait plus, en 1835, que la révolution de juillet eût changé la société et guéri les maladies sociales qui nous tourmentent. On voyait que cette révolution avait seulement affermi et consolidé la victoire des idées politiques de 89,