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la dernière fois que je le vis. Son esprit flottait dans une grande incertitude, tantôt blâmant avec une vivacité singulière l’état nouveau de la France, parce que cet état ressemblait bien peu à la France de 1825 et des premiers jours de juillet, c’est-à-dire à son idéal, et à un idéal d’autant plus cher qu’il l’avait vu, ayant lui-même trente ans à peine ; tantôt approuvant ce qu’il voyait avec un air de résignation, et cherchant déjà à le systématiser. Les incertitudes de son esprit se retrouvent dans une des dernières lettres que j’aie reçues de lui : on y voit comment la France était sans cesse l’objet de son attention et de son étude

« Mon cher ami, me disait-il, je ne sais vraiment trop que penser de votre pays, et mon dernier voyage dans vos villes de province m’a en même temps beaucoup déplu et beaucoup fait réfléchir. Je ne comprenais pas trop, avant ce voyage, ce que voulaient dire les Parisiens quand ils me parlaient avec une sorte de dédain de la province ; je le comprends maintenant : vous n’avez pas un homme en province. Quelle langueur ! quel engourdissement d’esprit ! On mange, on dort, mais on ne vit pas. Quel matérialisme ! Vos bourgeois de Paris sont des volcans d’esprit auprès de vos provinciaux. Et songez, mon cher ami, combien cela m’a dû déplaire, à moi qui, en Allemagne, suis habitué à trouver, dans nos petites villes, le goût de la science et des lettres. En Allemagne, la vie intellectuelle est répandue partout ; elle est dans tous les membres, et non pas seulement à la tête et au cœur comme chez vous. Aussi, au premier moment, je suis prêt à crier, avec tous vos publicistes de province : — Décentralisez tant que vous pourrez ! faites un peu refluer le sang aux extrémités, car, sans cela, vous périrez à la fois de paralysie aux extrémités et d’anévrisme au cœur. — Et puis cependant, après la première surprise, je me demande pourquoi la chose est ainsi, et quand je trouve que depuis trois cents ans la France marche vers la concentration, je ne puis ni m’étonner, ni me plaindre beaucoup que vous suiviez encore, à l’heure qu’il est, le penchant de toute votre histoire. Je suis même tenté de croire que cette distribution fort inégale de la vie intellectuelle et politique constitue une société beaucoup mieux organisée qu’elle ne le paraît. Dans les républiques de l’antiquité, il y avait la place publique, le forum, où les citoyens venaient traiter les affaires publiques. Hors du forum, ils faisaient leurs affaires privées et s’occupaient du labourage de leurs champs. Paris est devenu le forum de la France, et cela non-seulement parce que c’est à Paris que se tiennent les séances des chambres,