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fort différens, la France est arrivée à avoir une constitution sociale plus semblable qu’on ne le croit à la constitution des sociétés antiques. »

C’est ainsi que peu à peu cet esprit ardent et ingénieux se rendait compte de l’état de la France au repos, après avoir vu et aimé la France en marche et en mouvement, telle qu’elle était en 1825 et en 1830, et à mesure qu’il la comprenait mieux, il se reprenait à l’aimer comme par le passé : car Gans, disons-le en finissant, n’avait aucun goût pour l’enthousiasme chimérique, pour l’exaltation aventureuse ; il s’en moque même volontiers, et je trouve à ce sujet une anecdote très gaie dans son Coup d’œil rétrospectif. Il s’agit des saint-simoniens et de leur ardeur en 1830, car ç’a été naturellement un des effets de la révolution de juillet de porter à la tête de toutes les opinions. Elle a exalté tout le monde, et chacun dans son sens. Or, en 1830, Gans, étant à Paris, dînait au Rocher de Cancale avec quelques saint-simoniens des plus ardens et avec M. Villemain, M. Buchon et quelques autres personnes. La conversation tomba naturellement sur les grandes espérances que les partisans de la doctrine nouvelle attachaient à sa propagation. M. Villemain faisait remarquer que, sans persécutions, sans sacrifices, sans martyrs, il était impossible qu’une religion nouvelle pût prendre racine. « Ces martyrs, s’écria un des saint-simoniens, ils se trouveront ! — Mais les martyrs chrétiens, reprit M. Villemain, ne dînaient pas au Rocher de Cancale. — Et, en vérité, continue Gans, cette spirituelle plaisanterie avait son côté profond. Comment, en effet, dans une époque d’indifférence religieuse, des jeunes gens qui, bien loin de renoncer aux plaisirs du monde, en faisaient, au contraire, l’objet d’un système religieux, pouvaient-ils jamais parvenir à produire une de ces grandes secousses morales qui sont nécessaires à l’établissement d’une nouvelle religion ? »

Je me reprocherais de terminer mes souvenirs sur Gans par cette anecdote, qui fera sourire plusieurs de ses acteurs. La mémoire de Gans et de sa mort prématurée doit exciter d’autres idées plus tristes, plus graves et plus conformes au sentiment qui m’a fait prendre la plume. Je trouve, en parcourant son Coup d’œil rétrospectif, un éloge de Mme de Broglie, qui répond tout-à-fait aux tristes pensées que j’ai dans l’esprit ; car cet éloge d’une personne morte avant le temps, fait par une autre personne morte elle-même prématurément, exprime amèrement l’effrayante instabilité de la vie humaine et des affections qui la soutiennent. « Mme de Broglie, dit Gans, était