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nous conduire à un écho, merveille de l’Avellana, le plus puissant que j’aie jamais entendu ; il répète distinctement un vers entier et même un vers et demi. Je me plus à faire adresser par les rochers au grand poète qu’ils avaient vu errer parmi leurs cimes ce qu’il a dit d’Homère :

Honorate l’altissimo poeta.

Le vers fut articulé distinctement par cette voix de la montagne qui semblait la voix lointaine et mystérieuse du poète lui-même.

Il y a toujours quelques bonnes légendes à recueillir dans ces pèlerinages. Voici ce qu’un des religieux me raconta : Un seigneur du pays avait commis toutes sortes de crimes ; dans son désespoir, il s’écria : « Il est aussi impossible que Dieu me pardonne qu’il est impossible que j’entame ce mur avec un couteau. » Plein de rage, il lança son couteau contre le mur, et le mur s’ouvrit : naïf et touchant apologue qui exprime merveilleusement l’immensité de la miséricorde céleste.

Pour trouver le souvenir de Dante plus présent que dans les cellules aux raisins, et même dans la chambre de l’inscription, je sortis à la nuit et fus m’asseoir sur une pierre un peu au-dessus du monastère. On n’apercevait pas la lune, encore cachée par les pics immenses ; mais on voyait quelques sommets moins élevés frappés de ses premières lueurs. Les chants des religieux montaient jusqu’à moi à travers les ténèbres, et se mêlaient aux bêlemens d’un chevreau perdu dans la montagne. Je voyais à travers une fenêtre du chœur un moine blanc prosterné en oraison. Je pensais que peut-être Dante s’était assis sur cette pierre, qu’il avait contemplé ces rochers, cette lune, et entendu ces chants toujours les mêmes comme le ciel et les montagnes.

ROME.

Rome n’est un lieu indifférent pour aucun de ceux que le sort y amène, et le fut moins pour Dante que pour personne. À Rome s’accomplit la crise de sa destinée. Tandis qu’il négociait au nom de la république de Florence avec le pape Boniface VIII, il apprit que ses ennemis politiques, conduits par Charles de Valois, et d’accord avec Boniface, venaient de s’établir dans Florence par le carnage et l’incendie. Là commence pour le poète cet acharnement de malheurs qui devait durer autant que sa vie, et cet exil qui ne devait pas finir avec elle.