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VOYAGE DANTESQUE.

Après avoir soulagé mon cœur par cette boutade, je reviens à ma question. Comment se fait-il que Dante, imbu d’une vénération superstitieuse pour la Rome antique, n’ait pas parlé des antiquités de Rome ?

Je sais bien que, si elles étaient plus nombreuses qu’aujourd’hui, elles étaient beaucoup moins en évidence. Le Colysée était une forteresse que l’empereur Frédéric III avait prise aux Frangipani pour la donner aux Annibaldi, et que le pape Innocent IV, en 1244, avait rendue aux Frangipani. Guelfe et gibelin tour à tour, comme tout le reste de l’Italie, le Colysée, en cet état, ne pouvait frapper les regards et l’imagination par ses gigantesques débris. Il en était de même de chaque ruine ; le tombeau de la femme de Crassus était devenu un château-fort alors aux mains des Gaetani, et autour du château s’était formé un village avec son église dont on a récemment retrouvé les restes. L’arc de Septime-Sévère était obstrué par l’église de Saint-Sergius-et-Bacchus, à laquelle Innocent III, en 1199, avait concédé, en toute propriété la moitié du monument.

Malgré cet état de choses, le silence de Dante n’en est pas moins surprenant. Quand il n’y aurait eu que les grandes lignes d’aqueducs qui sillonnent la campagne de Rome, on ne saurait comprendre qu’elles ne lui aient pas servi pour quelque majestueuse comparaison, pour quelque construction idéale dans le monde qu’il créait. Tout ce qu’on peut répondre, c’est que le sentiment des ruines n’existait pas alors. Ce sentiment est assez nouveau ; il ne se montre pas dans notre littérature avant Bernardin de Saint-Pierre, et s’est manifesté pour la première fois, avec toute sa poésie et toute sa puissance, dans quelques pages du Génie du Christianisme.

Quand Dante peint les barbares venus des contrées boréales et s’émerveillant à l’aspect de Rome[1], il fait un retour vers le passé, il ne parle pas de la Rome qu’il voyait, mais de Rome au temps de sa splendeur, quand elle dominait le monde[2]. Le seul reste d’antiquité romaine dont il soit fait, dans la Divine Comédie, une mention

  1. Parad., c. XXXI, 31.
  2. Quando Laterano
    Alle cose mortali audò di sopra
    .

    Quand le Lateran s’élevait au-dessus des choses mortelles. — Dante se sert de ce mot Laterano en parlant de la Rome antique, parce que de son temps on confondait le palais des Laterani avec la Maison Dorée de Néron, dont le souvenir absorbait tous les souvenirs environnans, comme elle-même avait envahi une grande portion de la ville.