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très belle route, Forli, Faenza, Imola, étaient, au temps de Dante, autant de petits états continuellement en guerre, et passant tour à tour, comme les anciennes villes de la Grèce, des orages de la démocratie aux mains de quelque petit tyran. Elles étaient en paix au moment où Dante place son merveilleux voyage ; mais il savait ce que valait cette paix et ce qu’elle pouvait durer, et il s’exprime à ce sujet avec une amertume d’autant plus expressive qu’elle est plus contenue. « La Romagne, dit-il à Guido de Montefeltro, n’est et ne fut jamais sans guerre dans le cœur de ses tyrans, mais je n’en ai laissé aucune déclarée à cette heure[1]. »

À propos de la ville de Césène et de sa position topographique, Dante fait encore une application remarquable de ce sentiment des localités qui ne l’abandonne jamais, et auquel il doit de mêler si fortement dans sa poésie les idées abstraites et les choses sensibles, les réflexions morales ou politiques avec la nature du sol et la physionomie des lieux ; il dit de Césène : « La ville dont le Savio baigne le flanc, comme elle est assise entre la plaine et la montagne, vit entre la tyrannie et la liberté[2]. » Je ne sais si Césène n’a point subi la loi commune qui a fait descendre tant de villes d’une hauteur dans un lieu plus bas. Ce qu’il y a de certain, c’est que, soit dit sans allusion au gouvernement pontifical, elle m’a paru plutôt dans la plaine que sur la montagne.

Si Dante se montre sévère pour la Romagne telle qu’elle était au moment où il écrivait son poème, si fidèle à son habitude de décrire le pays géographiquement, et de tracer, pour ainsi dire, la carte de ses haines, il dit que dans le pays situé entre le Pô, l’Apennin, la mer et le Reno, tout est plein de troncs venimeux[3], il fait un éloquent éloge des Romagnols de l’âge précédent ; il demande ce qu’est devenue « la race loyale qui habitait le pays où les cœurs sont maintenant si félons. » Il célèbre l’ancienne chevalerie dans des vers qui respirent toute l’élégance et toute l’urbanité des mœurs chevaleresques, dont il déplore la perte, et semblent avoir inspiré le début de Roland furieux à l’Arioste, qui a emprunté à Dante la moitié de son premier vers :

Le donne i cavalier.

Derrière ces souvenirs du bon temps, se cache une prédilection

  1. Inf., XXVII, 37.
  2. Ibid., c. XXVII, 52.
  3. Purg., c. XIV, 195.