Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/763

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
759
VOYAGE DANTESQUE.

rone. Il y fait allusion dans le XVe chant de l’Enfer, pour peindre la fière attitude de son maître Brunetto Latini rejoignant ses compagnons de supplice qui marchent sous la pluie de feu[1]. « Il semblait être parmi ceux qui courent le drapeau vert dans la campagne près de Vérone. On l’eût pris, non pour celui qui est vaincu, mais pour celui qui triomphe. » Une porte de Vérone porte encore le nom de porte du Palio, en mémoire de ces anciennes courses du moyen-âge. C’est un des beaux ouvrages de San-Micheli. Je la cherchai long-temps et me perdis au milieu des vastes fortifications qui entourent la ville, demandant la porte du Palio aux factionnaires autrichiens, mauvais ciceroni pour les antiquités dantesques ; mais ils étaient excusables, car le nom historique de la porte que je cherchais est remplacé aujourd’hui par le nom insignifiant et vulgaire de la Stupa.

La légende qui se forme autour du souvenir des grands hommes s’attache surtout aux lieux qu’ils ont habités. Ainsi, on prétend que dans l’église de Sainte-Anastasie Dante soutint, en 1420, une thèse sur l’eau et sur le feu ; de même, on a prétendu qu’à Paris il proposa de démontrer le pour et le contre sur douze sujets différens. Si ces faits ne sont pas certains, ils montrent que Dante passait auprès de ses contemporains pour un grand philosophe et surtout un puissant dialecticien. C’était en effet une de ses principales prétentions. On ne trouve dans la Divine Comédie que trop de passages où le langage du poète a bien de la peine à se défendre des habitudes du scholastique ; et, dans le Convito, il dit positivement qu’après avoir perdu Béatrice, ayant lu la Consolation de Boëce, la philosophie personnifiée dans ce livre se confondit avec le souvenir de la jeune fille adorée[2]. Quoi qu’il en soit, la thèse de Sainte-Anastasie n’a rien d’invraisemblable. Dante savait toute la physique de son temps ; il se plaît à faire montre de ses connaissances en ce genre. Il a même décrit, dans le Paradis, une expérience de catoptrique ; seulement la date embarrasse. En 1420, il remplissait à Venise une mission que lui avaient donnée les Polentani de Ravenne, et à cette époque il était plus occupé de diplomatie que de science. C’est pour cela que j’ai rapporté ce fait à la légende plutôt qu’à l’histoire.

On éprouve pour la lignée des grands hommes un intérêt qui n’est pas sans mélange d’une sorte de dédain ; on leur en veut presque de

  1. Inf., c. XV, 121.
  2. Convito, édit. de Venise, 1741, pag. 85.