Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/765

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
761
VOYAGE DANTESQUE.

leures éditions du grand poète, si cette dame, qui avait dans les veines du sang des Alighieri, eût encore vécu. Les regrets touchans que lui a consacrés M. Valery, combleront cette lacune de mon pèlerinage. C’est aussi à lui que je renvoie pour l’éboulement indiqué par Dante dans la vallée de l’Adige[1], et que les commentateurs n’ont pas retrouvé avec certitude. J’aurais été curieux d’examiner la question, qui était de mon ressort. Malheureusement pour moi, comme j’allais me rendre sur les lieux, l’état de ma santé me força de tourner brusquement le dos aux Alpes, et d’aller, bon gré mal gré, chercher les traces de Dante dans une partie plus méridionale :

Del bel paese dove il si suona.

Par la même raison, je n’ai pas visité le pont naturel de Vija, qu’on dit avoir servi de modèle à Dante pour la construction de ses ponts infernaux. Mais il est dans Vérone même un monument qui a pu lui fournir le type de son enfer tel qu’on peut le voir représenté en tête de presque toutes les éditions italiennes. Ce grand entonnoir, dont l’intérieur est bordé par des gradins concentriques, séjour des différentes classes de damnés, offre une frappante ressemblance avec le célèbre amphithéâtre de Vérone. Si Dante l’a contemplé comme moi du sommet, par un beau clair de lune qui dessinait avec netteté les formes du monument, tandis que la dégradation insensible de la lumière semblait en creuser les profondeurs, il est très possible que ce spectacle l’ait aidé à tracer la configuration intérieure de l’Enfer.

Avant de quitter Vérone, j’y ai fait le soir une promenade qui me laissera un long souvenir. Je suis allé contempler le château-fort bâti par les Scaliger. Une des tours était éclairée, l’autre élevait sa masse noire dans l’ombre. La lune éclairait aussi l’arche du pont qui conduit au château, cette arche, la plus grande, dit-on, qui soit en Europe, et les créneaux gibelins, dont l’échancrure se reflétait dans les eaux rapides et bruyantes de l’Adige. Puis je suis venu de la forteresse des Scaliger vers leur tombeau. Les pyramides de sculptures et de colonnes étaient plongées dans la nuit, tandis que les figures équestres, blanchies par la lune, semblaient planer dans les airs comme le coursier-spectre de Lénore ou comme le cheval blanc de la Mort dans l’Apocalypse.

  1. Inf., c. XII, 4.

    Qual è quella ruina che nel fianco,
    Di quà da trento l’Adige percosse
    , etc.