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LA NOUVELLE-ZÉLANDE.

de Takou-Malou. À la vue du bâtiment européen, des pirogues se détachèrent du rivage, et le pont fut bientôt couvert de naturels. Leurs intentions ne paraissaient pas hostiles, mais des vols multipliés mirent sur-le-champ de l’aigreur dans les rapports. Les hommes s’attaquaient à tout, même aux clous du navire et aux bordages des embarcations. Quant aux femmes, elles étaient si profondément versées dans l’art du larcin, que l’idée les en poursuivait jusque dans les momens où tout s’oublie. Pour couper court à des scènes fâcheuses et éviter un éclat, le capitaine ordonna l’appareillage. Il était trop tard ; deux cents naturels, armés de petits casse-têtes en jade vert, encombraient alors le navire, et leur chef, se dépouillant de sa natte, entonna le chant de guerre. Ce fut le signal d’un carnage affreux. Le capitaine tomba le premier, frappé au crâne ; le maître, le timonier succombèrent à leur tour, mortellement atteints. Le reste de l’équipage fut terrassé, garrotté et transporté sur la plage. Durant le trajet, on put voir les vainqueurs lécher le sang qui coulait des blessures des morts. À terre, le drame continua : sur les douze prisonniers, six furent assommés, dépouillés, dépecés et rôtis par quartiers sur des pierres ardentes. Le banquet eut lieu le lendemain, et les convives eurent le courage d’offrir aux Européens survivans des lambeaux de leurs camarades. Cette expédition terminée, les tribus quittèrent la plage, et les prisonniers, partagés entre les vainqueurs, furent emmenés dans l’intérieur des terres. Rutherford échut, avec l’un de ses compagnons d’infortune, à un chef qui se nommait Emaï.

Dans les premiers jours de sa captivité, Rutherford vécut en proie à des inquiétudes mortelles : il croyait son supplice seulement différé, et la mort l’attendait. Quand, poussées par une curiosité inquiète, les femmes et les filles de la tribu venaient le regarder de près, le toucher, l’examiner en détail, il s’imaginait qu’elles choisissaient sur sa personne le meilleur et le plus désirable morceau. Ses terreurs ne cessèrent que lorsqu’on procéda à son tatouage. Quelque cruelle que fût cette opération, il s’y résigna avec joie : elle entraînait une reconnaissance de naturalisation et le don formel de la vie. Le tatouage est, d’ailleurs, une œuvre compliquée, un travail d’artiste. Voici ce qu’en dit Rutherford : « On nous dépouilla de nos vêtemens et on nous coucha sur le dos. Quatre naturels nous retenaient, les autres allaient nous scalper. Ils y procédèrent avec un os tranchant comme un ciseau qu’ils trempaient au préalable dans du charbon pilé et légèrement humecté. L’os était aiguisé à son extré-