Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 21.djvu/170

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
166
REVUE DES DEUX MONDES.

champ de bataille. Quand vint le soir, un beau spectacle réjouit l’ame des vainqueurs. Vingt têtes plantées sur des lances figuraient comme autant de trophées, et quarante cadavres promettaient d’autres joies pour le lendemain. Ces saturnales de la victoire durèrent deux jours.

Enfin le moment approchait où Rutherford devait voir finir sa captivité laborieuse. Quoique fixé depuis dix ans sur cette terre, il regrettait secrètement la patrie et n’attendait qu’une occasion favorable pour s’évader. Cette occasion s’offrit. Un jour, dans tous les villages de l’intérieur, le bruit courut qu’un navire venait de paraître sur la côte, et la fumée s’élevant de la crête des montagnes confirma cette nouvelle. À ce signal familier, les tribus, poussées par la soif du butin, se précipitèrent vers la plage. Rutherford s’y rendit avec plus d’empressement que les autres, mais dans des intentions bien différentes. Quand il arriva, un brick était en vue, quoique fort au large. Les chefs se consultèrent et résolurent de dépêcher l’Anglais pour attirer ce bâtiment dans un piége. Rutherford accepta et s’embarqua dans une pirogue avec cinq naturels. Quand il monta sur le pont du brick, qui était un baleinier américain, le capitaine s’écria tout étonné : — Voilà un Zélandais blanc ! — Dites un Anglais tatoué, répliqua Rutherford. — Puis il raconta aux officiers ses romanesques aventures. Le capitaine compâtit aux infortunes du matelot et consentit à le recevoir : on renvoya la pirogue montée par les naturels, et le baleinier reprit le large. Le chef zélandais ne revit plus son gendre, et ses deux filles attendent encore leur époux.

Il paraît, au surplus, qu’une foule d’existences analogues se rencontrent dans l’intérieur de la Nouvelle-Zélande, peuplée de marins déserteurs et de convicts échappés des geôles de Botany-Bay. Partout où ces hommes se sont fixés, ils ont donné le spectacle d’une dépravation raffinée jointe à un abrutissement barbare, et ont vécu avec les naturels dans un état de promiscuité révoltante. Rutherford en nomme deux établis dans son voisinage, l’un et l’autre tatoués et mariés à des filles de chefs. M. de Blosseville en cite un troisième, matelot réfractaire, qui non seulement avait perdu le sentiment de sa nationalité antérieure, mais qui s’était identifié avec ces mœurs hideuses au point de devenir un cannibale passionné. Il faut le dire à la honte de notre civilisation, elle a souvent été représentée dans ces mers par des hommes plus dégradés que ne le sont des sauvages.