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tiques les plus délicates, éloigné du choc des partis, désintéressé dans la lutte, animé pour la France d’une bienveillance reconnaissante, Washington n’osait pas porter un jugement sur la révolution française, en prédire la marche, en prévoir l’issue. L’évènement lui paraissait si extraordinaire à son début, si merveilleux dans ses progrès, et tellement gros de prodigieuses conséquences, que ce grand homme demeurait comme perdu dans la contemplation. « Ceci, disait-il, est un océan sans limites d’où l’on ne voit plus de terre. »

Ce que Washington ne discernait pas pouvait-il être aperçu par les hommes qu’aveuglait l’orage de la révolution ? par ceux qu’elle rejetait violemment hors de son sein, ou qu’elle emportait dans ses impétueux tourbillons ?

Sans doute, une révolution avait été prévue depuis long-temps et annoncée dans leurs écrits par quelques esprits d’élite. On se rappelle, entre autres, les paroles prophétiques de J.-J. Rousseau dans une note de l’Émile. Mais il y a loin de cette vue anticipée et générale d’une grande crise à l’exacte appréciation de l’évènement qui vient d’éclater. Celui qui prévoit la tempête pourrait-il en tracer la marche, en calculer la violence, en compter les ravages ?

La révolution de 1789 devait être une énigme, un problème trop complexe, non-seulement pour ceux des contemporains qu’elle avait frappés dans ses terribles explosions, mais aussi pour ceux qui, plus heureux et plus habiles, n’avaient vu les éclats de la tempête que du rivage. C’est en vain qu’au premier retour d’un peu de calme ils se flattaient de pouvoir donner une description sincère et complète de cette immense catastrophe. Ils ne pouvaient pas en embrasser toute l’étendue, en apprécier d’une manière équitable les résultats, en prévoir les suites.

Les causes d’erreur étaient inévitables et diverses. Les uns, sous l’impression durable d’une profonde erreur et d’une invincible rancune, voyaient l’abîme toujours ouvert, toujours prêt à tout engloutir ; ils désespéraient de la société, et n’avaient pour elle que d’amers reproches et de funestes prédictions. Pour les autres, au contraire, c’était là l’erreur la plus commune, la révolution était désormais un fait accompli. Combien de fois ces optimistes n’ont-ils pas vu l’abîme des révolutions (c’est ainsi qu’ils parlaient) se fermer depuis la chute de Robespierre ! Non-seulement sous le consulat, mais déjà sous le directoire, l’ordre public aurait, à les entendre, retrouvé toute sa puissance, et brillé de tout son éclat ; la France aurait joui d’un gouvernement régulier qui lui assurait tous les avantages de la révolu-