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L’Allemagne est cette grande plaine septentrionale, coupée de plusieurs grands fleuves, séparée du reste du monde par des barrières naturelles rarement franchies, par l’Océan et la Baltique, par les monts Crapacks, le Tyrol et le Rhin. Dans ces limites vit et parle la même langue une nation profondément originale dont l’existence subit assez peu les influences des peuples voisins. L’esprit commun qui unit entre elles ces nombreuses populations est d’aimer la vie intérieure, celle de l’imagination, du sentiment ou de la pensée solitaire comme celle de la famille, de préférer ou de mêler la rêverie à l’action, et d’emprunter à l’ame, à quelque chose d’idéal et d’invisible, la direction de la vie extérieure, le gouvernement de la réalité.

L’histoire de cette nation me paraît se diviser en trois grandes époques.

La première, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, ne finit guère qu’à Charlemagne. Les anciens monumens, que Tacite résume, nous montrent les différentes peuplades germaniques répandues sur la surface d’un vaste territoire qu’elles occupent plutôt qu’elles ne le fertilisent. Accoutumées à une vie errante, toujours combattues par les Romains, jamais domptées, nous les voyons attendre dans leurs forêts que l’heure soit venue de refouler chez eux les conquérans, et d’attaquer leurs agresseurs. Jusqu’au moment où les peuples septentrionaux deviennent conquérans à leur tour, et quelque temps même après la conquête, ils ont une civilisation, une forme de gouvernement, une religion, une poésie qui leur est propre. Leur esprit politique consiste à ne reconnaître en général que des chefs élus par eux, à laisser une autorité presque arbitraire aux supériorités physiques ou morales, de sorte qu’on y voit tantôt l’anarchie de la faiblesse, quand le chef a peu de force, tantôt le despotisme d’un guerrier habile et heureux. Ouvrez l’Edda et les Niebelungen ; la lecture la plus superficielle y découvre un goût de rêverie et des sentimens profonds, sombres ou exaltés qui nous rappellent sans cesse que les héros et les bardes de ces vieilles poésies n’ont pas vu le ciel de l’Italie ou celui de l’Espagne. Ils ont beau s’agiter dans le monde extérieur, ils le revêtent toujours de formes empruntées à la vie intime. Cette époque a aussi sa philosophie, une philosophie à la manière des barbares, vague et indéterminée, parce qu’elle n’est qu’un développement instinctif, un fruit de la spontanéité et non pas de la réflexion, qui seule constitue la vraie philosophie. Cette philosophie primitive est la religion. Dans la mythologie de l’Edda et des Niebelungen, la supériorité de l’homme sur la nature est partout