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PHILOSOPHIE DE KANT.

et la France avait échangé le cartésianisme exagéré, mais sublime, de Malebranche pour des imitations superficielles de la philosophie anglaise. Une politique, que je ne suis point appelé à retracer, avait abattu les courages. Le sensualisme était devenu la forme philosophique de l’Angleterre et celle de la France. Il passa bientôt en Allemagne avec tout ce qu’il traîne à sa suite, le goût du petit et du médiocre en toutes choses, et entre autres le goût de la petite poésie qui tue la grande. Frédéric régnait alors à Berlin, et ceux des beaux-esprits français qui ne se sentaient pas capables de briller en France à côté de l’astre éblouissant de Voltaire, allaient à Berlin faire en sous-ordre les amusemens de la cour et du maître. Ils frondaient ce qui restait de christianisme et de théologie en Allemagne. Frédéric se plaisait à cette lutte des vieux théologiens avec les nouveaux philosophes. Il payait les premiers, mais il les livrait aux sarcasmes de Lamettrie et du marquis d’Argens ; et l’ancienne théologie recula devant l’esprit de la philosophie nouvelle.

Ainsi donc, nulle loi, nulle liberté, nulle poésie nationale ; des gouvernemens despotiques soudoyant des sophistes étrangers pour la destruction du vieil esprit germanique ; une théologie fléchissant sous l’incrédulité et sous le sarcasme, et ne se défendant même plus ; et, pour toute philosophie, une espèce de frivolité dogmatique ne dictant plus que des épigrammes et des brochures de quelques pages à la place des in-folio, respectables témoignages de la vieille science théologique ; tel est l’état dans lequel Kant trouva l’Allemagne.

Je me trompe ; un homme précéda Kant, et c’est aussi à lui qu’il faut attribuer l’honneur de s’être élevé le premier avec courage contre les frivolités serviles et despotiques de la cour de Berlin. Klopstock, homme de province, simple et grave, chrétien et Allemand au XVIIIe siècle, trouva dans son ame des chants inspirés qui, d’un bout de l’Allemagne à l’autre, furent accueillis comme l’aurore d’une poésie vraiment nationale. La cour de Berlin seule n’en fut point émue. En vain Klopstock présenta à Frédéric, en vers sublimes, l’apologie de la muse germanique : le grand roi ne comprit pas le loyal patriote ; mais l’Allemagne l’entendit. La littérature tout entière entra dans la route que le génie de Klopstock lui avait ouverte, et, même avant la mort de Frédéric, on vit éclore un certain nombre de poésies nationales que tout le monde apprit par cœur. Or, quel fut le caractère de cette poésie nouvelle ? Avec le sentiment patriotique reparut l’esprit religieux, le génie rêveur et mélancolique de l’ancienne et immortelle Allemagne, et ces amours suaves et purs qui, dans Klop-