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de tout cela Rome, centre du monde catholique, parlant encore la langue latine dans ses assemblées politiques et religieuses. Ce spectacle était bien imposant à l’époque de Léon X ; alors la pensée dominait la parole, mais le chaos devint infernal au XVIIe siècle. L’embarras des langues avait été un jeu pour la nation tant qu’elle avait marché ; à l’instant où elle s’arrêta, il devint un poids énorme pour tout poète de génie ; il ôta aux masses le droit de la parole, il supprima toute littérature familière, il imposa la pompe académique aux productions les plus légères ; la rédaction d’une lettre ou d’un dialogue devint d’une extrême difficulté. Aussi la pensée se sépara de la parole : d’un côté, le mérite d’une rédaction tant soit peu élégante éleva des hommes sans idées à une célébrité honteuse pour la nation ; de l’autre, on vit les plus grands penseurs, depuis Campanella jusqu’à Romagnosi, écrire dans une prose terne, prolixe, tandis qu’en France et dans l’Italie de Léon X, la qualité de grand écrivain était tout naturellement réunie à la science de Montesquieu et de Machiavel. Enfin, pour revenir une dernière fois aux patois, la littérature nationale rompit avec la littérature populaire : l’une, grace aux souvenirs du XVIe siècle, s’exprima toujours en un langage harmonieux et qui convenait à l’improvisation tout en restant classique ; la poésie populaire se réfugia dans les cités italiennes, accepta l’anarchie des patois, se déclara en révolte contre la poésie nationale, opposa théâtre à théâtre, poètes à poètes ; et chaque capitale devint un centre d’insurrection contre l’unité littéraire de l’Italie. Les patois de Milan, de Palerme, de Venise, de Naples, jouèrent le rôle de véritables langues mères ; ils subjuguèrent les patois qui les environnaient, et, après huit siècles, l’Italie se trouve encore devant les grands problèmes de langue, de littérature et de nationalité posés par Dante.

C’est en contemplant ce gaspillage de génie, ce chaos de langages, de littératures, de nationalités, qu’on voit que l’Italie est le pays des arts et de la poésie. Quelle force n’a-t-il pas fallu à cette littérature du XVIe siècle pour comprimer tant de prétentions étroites, pour produire de magnifiques poèmes dans une langue qui n’était pas parlée par ses poètes, et pour se faire accepter par tous ces Vénitiens, ces Napolitains, par tous ces peuples, si divisés entre eux ! Après le XVIe siècle, que de difficultés n’ont pas eu à combattre les écrivains qui, comme Alfieri, consacraient trois ou quatre heures par jour à l’étude de la langue ! Quand on pense à ce labeur ingrat, à cette multitude de petits obstacles qui épuisaient l’énergie des plus déterminés, on est tenté de faire sa paix avec l’abbé Chiari, et d’applaudir aux mauvaises pièces de Goldoni ; ils sont parvenus à tromper l’Europe à force d’esprit, ils lui ont fait accroire qu’il existait une nationalité italienne ; ils ont caché, jusqu’à un certain point, ces Goths et ces Arlequins dont parle Voltaire, et qui s’agitaient au fond des municipalités. D’un autre côté, que de verve dans ces Goths et dans ces Arlequins ! que de beautés dans les folles bigarrures de Gritti, dans l’élan plébéien de Sgruttendio, dans la naïveté fantasque de Basile, dans les bouffonneries de Porta, dans les rêveries de Melli et de Veneziani, dans la délicatesse attique