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du goût, ils ne s’en doutent que peu ou s’en abstiennent. Aussi, leur œuvre patiente est illisible pour les gens du monde, je dirai même qu’elle l’est pour les savans, surtout d’une manière continue et dans le détail ; il faut en avoir besoin absolument sur un point pour s’y plonger. Ces volumes sont comme des sacs pleins de toute marchandise, bien rangés et étiquettés par ordre de débarquement ; il ne reste qu’à les ouvrir et à y tailler, s’il se peut, l’étoffe aux justes endroits. Les discours préliminaires, du moins, qui sembleraient devoir contenir des idées générales et philosophiques, rassemblent certainement et résument avec utilité les principaux faits extérieurs du siècle et les vues les plus immédiates, mais rien au-delà. Il est juste pourtant d’excepter le tout premier discours sur l’état des lettres dans les Gaules, avant le christianisme ; dom Rivet, dans ce tableau général, aussi complet que le permettait l’archéologie de son temps, a échappé à l’inconvénient où est tombé M. Ampère, d’entamer l’œuvre par un début morcelé. Les continuateurs estimables de dom Rivet ont à leur tour vérifié et subi ce que Prévost appelait dès l’abord le malheur d’une si vaste entreprise, à savoir l’indiscrétion, l’infinité des matériaux, l’asservissement de l’idée et du goût sous la lettre. Pour que l’esprit le plus éminent qui y ait participé, M. Daunou pût y écrire son beau discours sur le XIIIe siècle, il a fallu que la révolution française et le XVIIIe siècle entier vinssent déposer leur définitive expérience au sein du plus prudent successeur de Voltaire, d’un écrivain consommé et sûr, qui s’est mis à introduire la philosophie d’un air de bénédictin et sous le couvert des faits. Mais, de dom Rivet à dom Brial, ne cherchez que des matériaux ; ne demandez ni une vue rare ni un éclair. L’esprit de communauté interdit l’esprit personnel. Dans leurs cellules rigoureuses, dans ces chambres sans feu, même l’hiver[1], les doctes religieux, le front baissé, s’appliquaient sans art à une besogne excellente : se seraient-ils permis même une fleur ? Ce rayon rapide qui se reflète et correspond parfois, comme un fanal, d’un siècle à l’autre, leur eût paru une dissipation profane. Dom Rivet, le digne janséniste, très peu philosophe, extrêmement attaché, nous dit-on, aux convulsions en faveur desquelles il alla jusqu’à écrire, ne se doutait pas, en vérité, que cette histoire, qui débutait à Pythéas, venait finir à M. de Voltaire. M. Ampère (est-il besoin de

  1. Détail touchant ! on raconte que dom Rivet, dans les derniers mois de sa vie, fut atteint d’une toux qui le força de prendre une chambre à feu : ce fut le seul adoucissement qu’il s’accorda.