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mieux dirigée, et le talent supérieur mûri par l’expérience, auraient pu donner à la patrie piémontaise et à la maison de Savoie le ministre le plus capable de conduire ses destinées, M. de Santa-Rosa, proscrit, errant en Europe et allant mourir en Grèce dans un combat peu digne de lui : tels sont les fruits amers de l’entreprise à la fois la plus noble et la plus imprudente. L’Europe se souvient à peine qu’il y a eu en Piémont un mouvement libéral en 1821 ; ceux qui ont l’instinct du beau distinguèrent dans ce bruit passager quelques paroles qui révélaient une grande ame ; le nom de Santa-Rosa retentit un moment ; un peu plus tard, ce nom reparut dans les affaires de la Grèce, et on apprit que le même homme qui s’était montré avec une ombre de grandeur dans sa courte dictature de 1821, s’était fait tuer bravement en 1825 en défendant l’île de Sphactérie contre l’armée égyptienne ; puis il s’est fait un profond silence, un silence éternel, et le souvenir de Santa-Rosa ne vit plus que dans quelques ames dispersées à Turin, à Paris et à Londres.

Je suis une de ces ames ; mes relations avec Santa-Rosa ont été bien courtes, mais intimes. Plus d’une fois j’ai été tenté d’écrire sa vie, cette vie moitié romanesque, moitié héroïque ; j’y ai renoncé. Je ne viens point disputer à l’oubli le nom d’un homme qui a manqué sa destinée ; mais, plusieurs personnes, et vous en particulier, qui portez un intérêt pieux à sa mémoire, vous m’avez souvent demandé de vous raconter par quelle aventure moi, professeur de philosophie, entièrement étranger aux évènemens du Piémont, j’avais été lié si étroitement avec le chef de la révolution piémontaise, et quels ont été mes rapports véritables avec votre cher et infortuné compatriote. Je viens faire ce que vous désirez. Je m’abstiendrai de toutes considérations générales, politiques et philosophiques. Il ne s’agira que de lui et de moi. Ce n’est point ici une composition historique, c’est un simple tableau d’intérieur tracé pour quelques amis fidèles, pour réveiller quelques sympathies, réchauffer quelques souvenirs, et servir de texte à quelques tristes conversations dans un cercle de jour en jour plus resserré. Le public, je le sais, est indifférent et doit l’être à ces détails tout-à-fait domestiques entre deux hommes dont l’un est depuis long-temps oublié et l’autre le sera bientôt ; mais dans cette longue maladie qui me consume, et dans la sombre inaction à laquelle elle me condamne, j’éprouve un charme mélancolique à revenir sur ces jours à jamais évanouis ; j’aime à rattacher ma vie languissante à cet épisode animé de ma jeunesse. J’évoque un moment devant moi l’ombre de notre ami avant d’aller le rejoindre : tristes