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mande ; il faut que vous sachiez que rien ne réveille plus en moi la puissance de raisonner et surtout de sentir vivement mes idées que la lecture d’ouvrages qui combattent la vérité avec une certaine force. D’ailleurs, dans ceux que je vous demande, on trouve des choses vraies et fortes à côté des sophismes les plus déplorables. En un mot, Bonald et La Mennais m’obligeront de me lever de ma chaise, le feu au visage, et de me promener dans ma chambre, assailli d’une foule d’idées vives et grandes. Je sens plus ce que je suis véritablement en lisant les écrits de nos adversaires qu’en lisant ceux de nos amis ; car, dans nos amis, que de choses me troublent, me chagrinent ! Il n’y a que l’homme indigné qui soit vrai et fort, lorsque l’indignation n’a rien de personnel. J’ai fini hier l’Esprit des Lois ; les derniers livres, qui m’avaient presque ennuyé à vingt ans et même à trente, m’ont singulièrement plu cette fois-ci. J’y ai trouvé l’explication de bien des choses, et entre autres de mon séjour à Alençon. Qu’il faut de temps pour achever une émancipation ! Je cède à la nécessité, mon ami ; mais Alençon est une des plus tristes nécessités des quatre-vingt-quatre départemens du royaume. Je suis si seul ! Mais, me dites-vous, malheureux, n’est-ce pas la solitude qu’il vous faut ? Oui, mais pas celle-ci. Celle-ci ne me vaut rien ; je me connais, et je sens que cette relégation à Alençon est un effroyable malheur pour moi. Ce qu’il me fallait, c’était précisément cet Auteuil de douce mémoire, cette solitude à la porte de Paris ; il n’y a que cela pour travailler, Mais voilà ma dernière complainte, vous n’en aurez plus. Que ne puis-je finir par un capitolo in terza rima à la louange de notre cher Paris. — Je vous garde votre chambre, vous choisirez de l’appartement du nord ou de celui du midi ; j’habite le nord et je couche au midi ; je suis grand seigneur, comme vous voyez. Ainsi, féal ami, venez, vous et votre Platon, vous serez bien reçus. Mais vous ne viendrez que lorsque le voyage pourra vous faire du bien, m’entendez-vous du bien : cosi e non altrimenti. Ô mon ami, j’ai dans l’esprit que votre philosophie, dans l’état où en sont les choses, ferait un grand bien aux hommes. N’êtes-vous pas effrayé de voir en Europe les grandes vérités religieuses et morales abandonnées presque sans défense aux coups de deux sortes d’hommes également funestes à l’ordre et au bonheur des sociétés ? Ne voyez-vous pas que la victoire, qu’elle se fixe dans un camp ou dans l’autre, ne sera exploitée que contre la liberté véritable, dont l’alliance avec la morale est une loi impérissable de l’ordre éternel ? Cher ami, dans cette lutte du mal contre le bien, dans ce combat entre les deux principes (mais non ;