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bon secrétaire comme vous voyez ; cependant votre altesse n’est pas satisfaite, à ce qu’il semble ; je ne l’avais pas espéré. Satisfait ou non, duc, il faut signer !

Ferrardo. – Pourquoi ?

Saint-Pierre. – Parce que je le veux !… Ah ! tu me tiens à ta merci depuis dix ans ! Duc, à mon tour je te tiens en mon pouvoir ! Altesse, je suis franc avec vous, maintenant !

Ferrardo. – Est-ce bien vous, Saint-Pierre, qui me traitez ainsi ?

Saint-Pierre. — Non, c’est vous ! vous qui, dans une heure mauvaise, il y a quinze années, m’avez trouvé dans ma vallée natale, pauvre paysan, enfant innocent et qui m’avez perdu ! vous qui, lisant dans mon regard à peine ouvert une activité ardente et un désir fatal, vous en êtes servi pour vos desseins et pour ma ruine !… Oh ! ne bougez pas ; vous me connaissez.

Ferrardo. – Eh bien ! j’obéis. Souvenez-vous, Saint-Pierre, que je vous ai fait élever comme un gentilhomme ?

Saint-Pierre. – Sans doute. Des maîtres ? Vous m’en avez donné ; j’ai profité de leurs leçons ; je suis devenu ce que je suis : hardi, élégant, dépravé ! votre instrument de vice… que vous avez brisé. Encore une fois, restez là et signez.

Ferrardo. – Vous voyez que je reste. Revenez donc à la raison, Saint-Pierre ; les dix mille ducats sont à vous.

Saint-Pierre. – Altesse, dix mille ducats !… Rendez-moi ma jeunesse, mon cœur honnête, mon corps souple et robuste, ma vie flétrie à votre service… Duc ! j’ai fait ton ouvrage ; fais le mien. Signe ce papier, signe-le, car je suis ton maître !

Ferrardo. — Parles-tu sérieusement ?

Saint-Pierre. — Regarde mes yeux.

Ferrardo. — Peut-être ne t’ai-je pas assez offert ?

Saint-Pierre. — Signe !

Ferrardo. — Veux-tu le double ?

Saint-Pierre. — Je veux que tu signes.

Ferrardo. — Si je te proposais quarante mille ducats ?

Saint-Pierre. — Regarde ce cadran. Quand l’aiguille se posera sur midi, il ne sera plus temps, altesse ; tu n’as qu’une demi-minute ; pour moi, je ne parle plus qu’avec ce poignard, qui est près de ton cœur.

Ferrardo. — Un mot encore, Saint-Pierre, un mot.

Saint-Pierre. — Est-ce signé ?

Ferrardo. — Oui.

Saint-Pierre. — Je remercie votre altesse.


Croirait-on que dans une telle scène, l’auteur a su introduire des roses, le tombeau d’un père, un fantôme et une page de rhétorique ? Sous une main plus forte et plus nerveuse, la vengeance de Saint-Pierre aurait produit un effet puissant ; mais ce caractère, remarquablement inventé, s’amollit et se détrempe par l’exécution déclamatoire de l’écrivain.

Imaginez cette poésie douce et rêveuse de Sheridan Knowles, cette recherche un peu affectée de la pureté morale, cette grace pâle et factice s’appliquant au sujet le plus féroce, le plus lugubre, le