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jamais pensé à aller en Égypte ; que cette idée venait de Carnot, qui, pendant le congrès de Rastadt, découvrit par hasard le projet de Leibnitz, et le fit adopter par le directoire pour se délivrer d’un rival dangereux.

Deux historiens illustres ont subi l’influence de toutes ces discussions. M. Thiers parle des documens importans qui facilitèrent l’entreprise du jeune général, et M. Michaud déclare positivement que Bonaparte s’est servi du projet de Leibnitz.

Le livre de M. Guhrauer est en grande partie consacré à l’examen de cette question. L’auteur l’a éclaircie par de nouveaux documens, et lui a donné une solution complètement inattendue. Pour nous la faire bien voir sous son véritable point de vue, il la reprend dès sa première origine ; il nous montre Leibnitz jeune, vivant sous le patronage de Boinebourg, ministre de l’électeur de Mayence, et poursuivant avec ardeur ses études. L’invasion des Pays-Bas espagnols par l’armée française, le projet d’attaque contre la Hollande, la crainte de voir un jour l’Allemagne elle-même menacée et subjuguée par Louis XIV, donnèrent tout à coup à ses études un but spécial. Il lui sembla qu’il écarterait de son pays toute déclaration de guerre, s’il pouvait diriger d’un autre côté les vues ambitieuses du roi de France. Il chercha un pays digne d’attirer l’attention de celui qui venait de se rendre si redoutable, et s’arrêta à l’Égypte. Boinebourg, préoccupé des mêmes craintes que lui, l’encouragea dans son idée. Leibnitz était en outre soutenu par un sentiment religieux, par le désir de voir de nouveau flotter l’étendard du christianisme sur les lieux consacrés par les croisades du moyen-âge et les traditions de l’Évangile.

Il publia d’abord, en allemand, un écrit intitulé : Mémoire sur le maintien de la sûreté publique de l’empire. Dans ce mémoire, il commençait à laisser entrevoir son projet d’expédition en Égypte, qu’il compléta plus tard, et qu’il résolut d’aller lui-même présenter au roi. Boinebourg, qui avait été le premier confident de la pensée de Leibnitz, et qui avait suivi avec un vif intérêt le progrès de ses études et le développement de son œuvre, lui donna une lettre de recommandation des plus pressantes pour M. de Pomponne. Leibnitz partit en 1672, et arriva à Paris vers la fin de mars. On ne sait quel fut son entretien avec le ministre, ni s’il eut l’honneur d’être présenté au roi. On sait seulement que son projet fut rejeté.

Cependant Boinebourg, dans la prévision de cet échec, avait fait rédiger par Leibnitz un mémoire bien plus long et plus explicite que les lettres adressées à Louis XIV. Il le remit à l’électeur de Mayence, qui le lut avec enthousiasme, et tenta d’en faire comprendre l’immense portée au cabinet de Versailles ; mais il ne fut pas plus heureux que Leibnitz. Ce mémoire, connu sous le nom de Consilium aegyptiacum, est, à vrai dire, le seul qui aurait pu donner à Bonaparte quelques notions utiles sur l’Égypte. Or, M. Guhrauer démontre qu’il ne fut jamais envoyé en France et qu’il resta dans les archives de Hanovre complètement ignoré pendant près d’un demi-siècle. Les premiers biographes de Leibnitz ne savaient même pas qu’il eût traité cette question, et se trompaient complètement sur les motifs de son voyage à Paris. Éberhard