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POÈTES ET ROMANCIERS DE L’ALLEMAGNE.

n’avoir pas vécu, et n’avoir rien fait, rien souffert, rien goûté, n’être rien et n’avoir rien acquis, absolument rien dans ce misérable, misérable monde. » En attendant une occupation plus sérieuse, le Livre Vert l’absorbait tout entier. Il avait aussi des projets d’étude et d’université. Le savant futur et le futur poète s’annonçaient de loin par des instincts confus. Mais ces projets n’étaient point du goût de la famille de Chamisso. Voici ce que lui écrivait sa mère, femme, du reste, d’un grand sens et d’une admirable tendresse pour ses enfans :

« Rêvez-vous quand vous parlez des universités de Saxe ? La science est sans doute une fort belle chose, mais c’est lorsqu’elle peut nous être utile ; et, je vous en prie, à quoi pourraient vous servir tous les us de l’univers ou pour votre bonheur ou pour votre utilité ? Craignez-vous de ne pas rencontrer assez de tableaux de mauvaises mœurs et d’irréligion pour désirer aller dans la réunion complète de l’un et de l’autre en admirer les merveilleux effets ? Donnez-vous à la littérature, elle amuse l’esprit, et c’est de cela surtout que vous avez besoin : elle l’orne et donne des passe-temps agréables ; mais, pour l’esprit de l’école, je trouve que ce qu’on peut faire de mieux est de l’oublier et d’y renoncer bien vite quand on en sort ; ce n’est donc pas la peine de l’aller acheter si chèrement. »

L’ouverture de la campagne mit fin aux irrésolutions de Chamisso, mais il conserva toujours ses goûts littéraires ; durant des marches pénibles, il était constamment occupé du cher Almanach vert. Son Homère ne le quittait point, et il entremêlait, dans ses lettres, des phrases grecques aux effusions de l’amitié. Les grands évènemens du jour tiennent peu de place dans cette correspondance ; Chamisso vit uniquement avec son imagination, ses souvenirs, ses rêveries et le peu de livres qu’il peut se procurer. « Je lis, dit-il, l’Écriture avec soin et avec une grande édification ; j’ai lu l’évangile de saint Matthieu, et je le compare avec l’évangile de saint Jean. Les versets 14, 22 et suivans de saint Matthieu m’ont frappé. Si nous prenons ici nos quartiers d’hiver, je deviendrai théologien. J’ai une espérance, une espérance charmante, je pourrai peut-être faire venir des livres de la bibliothèque de Goettingue. » J’imagine qu’il n’y avait pas dans l’armée française un lieutenant dont la correspondance ressemblât à celle de Chamisso. Courier pourrait faire exception pour Homère, mais Courier ne lisait point saint Matthieu.

La carrière militaire de Chamisso fut terminée par un évènement qui lui causa une profonde affliction. Il serait peut-être trop sévère de lui faire un reproche d’avoir consenti à porter les armes contre les