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grand arbrisseau, formait un mur naturel plus inexpugnable que les meilleurs retranchemens. Ses larges feuilles charnues et armées de longues épines opposaient une formidable barrière à quiconque eût osé tenter le passage, et son fruit même, tout hérissé de ces dards aigus dont la cruelle piqûre traverse les plus forts vêtemens, semblait défier la main imprudente qui se fût avancée pour le cueillir. Cette redoutable muraille était coupée en un seul endroit par une grille qui faisait face à la porte principale et à travers laquelle on apercevait les allées sinueuses et ombragées du jardin.

Non loin de la maison et en descendant vers la plage, il y avait les cases à nègres, le moulin à sucre et toutes les dépendances d’une vaste exploitation. De magnifiques cultures s’étendaient aux environs et jetaient leurs teintes variées sur ce paysage. Dans les bas-fonds, les cacaoyers croissaient à l’abri du vent qui flétrit leur feuillage délicat ; les terrains secs étaient plantés de maïs dont les épis fuselés ont la couleur de l’or, et les champs de cannes à sucre formaient de longs sillons d’une verdure jeune et gaie entre lesquels se balançaient de sveltes bouquets de cocotiers. Mais au-delà de ces riches cultures la terre avait encore tout le luxe sauvage de sa végétation primitive ; on ne découvrait aucune trace du travail de l’homme dans les profondes vallées qui séparent les Mornes ; partout des bois inextricables coupés par des savanes solitaires et dominés par des montagnes chauves, partout une nature vigoureuse et sombre sur laquelle rayonnait le ciel ardent des Antilles. Quelquefois une fumée blanche s’élevait en longues colonnes du milieu de ces épaisses forêts, ou bien un incendie resplendissait tout à coup au loin et dévorait l’herbe desséchée des savanes : à ces signes, on reconnaissait la présence des sauvages qui vivaient dans l’intérieur de l’île. Ces peuplades étaient remontées vers le haut pays à mesure que les Européens avaient envahi les côtes, mais ce n’était pas sans avoir d’abord essayé de défendre leur territoire. Les premiers colons avaient soutenu contre elles plusieurs combats, les habitations écartées avaient été souvent ravagées et brûlées par ces hordes qu’animait un féroce instinct de vengeance ; mais maintenant elles étaient affaiblies et peu redoutées. Quelques relations commerciales s’étaient même établies entre les Caraïbes et les habitans du fort Saint-Pierre. Plus d’une fois de légères pirogues avaient paru sur la rade, et les sauvages qui les montaient avaient salué avec des cris d’étonnement et d’admiration les vaisseaux de haut-bord ancrés au mouillage, les édifices élevés sur la côte, et surtout cette habitation des Mornes, la plus belle et la plus