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îles… et l’on m’acheta… oui, madame, j’ai été vendu… mon maître m’emmena sur son habitation, à la pointe des Palmistes…

— Et vous n’avez pas protesté contre cette horrible violence ? interrompit encore Marie, et vous ne vous êtes pas adressé à moi !… Pas une lettre, pas un seul mot !…

— Pouvais-je écrire ? répondit douloureusement Maubray ; une lettre ! comment l’aurais-je tracée ? avec mon sang, sur une feuille, sur une écorce d’arbre ? mais elle ne vous serait pas parvenue. Non, non, je voulais, j’espérais plutôt m’évader et aborder à la nage quelque barque qui m’eût jeté ici… Mais j’étais attentivement surveillé… Deux fois je fus pris au bord de la mer et ramené à l’habitation. Voyez ces marques, ce sont celles des fers, des coups de fouet d’un commandeur.

À ces mots, il montra ses bras nus que sillonnaient de pâles cicatrices. Mme d’Énambuc frissonna et regarda encore Loinvilliers, dont la bouche dédaigneuse sembla un moment s’animer d’un léger sourire.

— Je n’espérais plus ma délivrance, continua Maubray ; j’étais résigné à mourir bientôt dans ces tortures ; mais mon maître me revendit au patron Baillardet. Alors je repris un peu d’espoir et de courage : les esclaves de maître Baillardet étaient parfois employés comme matelots sur une grosse barque avec laquelle il faisait le cabotage d’une île à l’autre. Mon tour arriva enfin ; la barque toucha d’abord à la Guadeloupe, puis elle fit voile pour la Martinique, et, il y a huit jours, nous mouillâmes dans la rade de Saint-Pierre. Je vins à terre avec le patron ; j’étais plein de joie et d’espoir : tandis qu’on débarquait les marchandises, je m’échappai, je vins sous les murailles du fort, je voulus essayer de pénétrer jusqu’à vous ; mais vous étiez enfermée dans les appartemens intérieurs, dont je ne pus approcher. Cependant le temps devint mauvais, tout présageait un ouragan terrible, et les habitans, dont les magasins sont sur la côte, reçurent l’ordre de venir se mettre à l’abri dans le fort. Le patron Baillardet y apporta ses marchandises, et, comme la place manquait, on nous mit la nuit dans la chapelle. Dès le matin, j’avais quitté le fort. Au moment où, obligé de suivre les autres engagés, je passais sous vos fenêtres, votre bonté, madame, voulut venir à notre secours et soulager notre misère : vous nous fîtes l’aumône… j’en eus ma part, deux écus ; avec l’un je rachetai votre bourse.

— La voici, dit Marie en la tirant de sa poche ; ah ! le doigt de la Providence est visible en tout ceci !…

— Le même jour, dans la matinée, je fus envoyé par le patron