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PORT-ROYAL.

cations forcées. Plus, au contraire, les talens qui se fourvoient ainsi sont réels, plus les dissonances qu’ils tirent d’un instrument, auquel ils n’auraient jamais dû toucher sont aiguës et fâcheuses

M. Sainte-Beuve a su échapper à cette déchéance. Ses débuts avaient annoncé un écrivain brillant : les développemens qui les ont suivis nous ont donné un écrivain supérieur. L’auteur des Critiques et Portraits littéraires, le romancier qui a écrit Volupté, a pris rang parmi les premiers prosateurs de notre époque.

Déjà vers la fin du XVIe siècle, on se plaignait de la multitude des auteurs et du peu de valeur de leurs livres. « Il y a tant d’écrivains aujourd’hui qui s’accablent les uns les autres, disait un traducteur des Commentaires de César, qu’on ne peut guère bien discerner les bons des mauvais qui les éteignent et suffoquent, à guise des méchantes herbes qui surcroissent parmi les utiles et salutaires, et les surmontent et les étouffent : quand chacun, sans aucun choix ni jugement, sans rien élabourer ni sarcler, se transporte le nez au vent, selon que la fantaisie le pousse[1]. » Et, de nos jours, qu’est-ce qu’écrire pour bien des gens, sinon céder à un caprice et remplir une heure de désœuvrement ? Mais le caprice n’est pas la force, mais le désœuvrement n’est pas l’inspiration.

Il n’est pas permis non plus d’oublier que de nouveaux devoirs sont imposés à l’écrivain par les richesses mêmes de la littérature dans laquelle il veut prendre place. Si le peuple au milieu duquel il est appelé à penser et à produire compte déjà trois siècles de développement et de fécondité littéraire, il aura soin de s’enquérir de toutes les conditions, de toutes les phases et de tous les détails de cet illustre passé, pour éviter des redites inutiles, ou des efforts qui porteraient à faux. Dans une littérature qui commence, on peut marcher devant soi sans information préalable ; la route est libre, et toutes les gloires peuvent être ravies par les talens qui arrivent les premiers ; mais au sein d’une civilisation littéraire dont les travaux et l’opulence ne semblent laisser aux contemporains que les plaisirs d’une jouissance oisive, un esprit sérieux ne saurait se résoudre à tenter quelque chose avant de s’être assuré, par une connaissance approfondie du passé, d’une originalité possible dans le présent.

Nous ne connaissons pas d’écrivain qui se soit enquis de la tradition avec plus de diligence et de sagacité que M. Sainte-Beuve. Même au

  1. Essai sur les meilleurs ouvrages écrits en prose dans la langue française, par François de Neufchâteau.