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DE LA POPULARITÉ DE NAPOLÉON.

n’ait pu même se conserver une tombe ? C’est que les uns n’exprimaient que des intérêts limités et locaux, quelle que fut d’ailleurs leur importance, pendant que l’autre était à la fois l’expression et l’instrument d’une universelle pensée. Foudroyant symbole de l’égalité révolutionnaire et du droit souverain du génie, le soldat-roi résumait dans sa personne les idées même qu’il avait vaincues, et dont il aspirait la sève.

Deux choses sont donc à distinguer dans Napoléon, deux choses qui donnent la clé de tant de jugemens incohérens, de tant de contradictions apparentes : sa mission et sa politique, son œuvre et sa volonté. Par l’une, il marcha toujours vers le but assigné à sa vie, lors même que par l’autre il sembla vouloir s’en détourner. C’est pour cela que l’instinct du peuple l’absout dans ses fautes et le glorifie jusque dans ses abaissemens. Le sceau de la Providence est sur cette tête ; elle est sacrée pour l’humanité tout entière.

Lorsque sur le rocher de Sainte-Hélène, loin de cette scène du monde qu’il avait remplie si long-temps, Napoléon se rendait à lui-même ce compte que Dieu et la postérité allaient lui demander bientôt, sa vie lui apparaissait sous ces deux faces, et vainement essayait-il de faire concorder l’une avec l’autre. De là ces conversations singulières où les explications les plus étranges sont données aux évènemens les plus authentiques, où, pour excuser des actes réprouvés par l’opinion, on dispose tout un long avenir dans lequel ces actes devaient changer de caractère et de nature ; de là ces commentaires destinés à la fois et à dévoyer l’histoire et à se tromper soi-même. Mais en vain le grand homme, rendu à sa conscience et à la solitude, essayait-il de systématiser sa vie ; le décousu de ses plans, la mobilité de ses projets, l’inanité même de sa gloire, revenaient peser sur sa tête. Se dégageant alors des vanités de la terre, il rappelait dans son cœur ce Dieu de ses premières années, sous la main duquel il avait marché en aveugle instrument de sa providence et de sa justice : sublimes communications où dut s’illuminer pour lui la mystérieuse obscurité de sa vie ! sublime retour qui abaissa dans son néant celui devant lequel s’était tu le monde !

Alexandre, César, Charlemagne, Napoléon, quatre ouvriers marqués entre tous pour creuser le lit où s’épanche le flot des siècles ! L’un, ouvrant l’Asie aux investigations de l’Europe et préparant l’union féconde du génie grec avec celui de l’Orient ; l’autre, conviant tous les peuples aux mêmes droits et à la même œuvre, et déblayant le sol où doit s’élever bientôt le grand édifice dont la Judée pose la première